#21 - L'idéologie de la propriété privée
D'où vient la propriété privée ? Quand et comment s'est-elle imposée dans nos sociétés ? Pourquoi serait-il temps aujourd'hui de repenser cet ancien récit ?
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🧚 Le mythe du jour : la propriété privée
Posséder, c'est être libre.
Être propriétaire, c’est garantir sa sécurité et son indépendance.
Ce qu'on possède est à nous, on a bien le droit d'en faire ce qu'on veut.
La propriété est définie comme le “fait de posséder en propre ; le droit de jouir et de disposer de biens.” Dans nos société modernes, ce droit de jouir et de disposer est un droit fondamental.
Selon un sondage de 2024, 73 % des Français associent la propriété à une forme de sécurité et 65 % estiment qu’elle incarne une liberté. L’accession à la propriété immobilière, par exemple, est non seulement un objectif de vie largement partagé mais aussi un véritable rite de passage.
Actionnariat, propriété intellectuelle, ressources, données numériques… Ce que certains appellent l’idéologie propriétaire imprègne toutes les sphères, privées comme publiques, et concerne tous types de biens.
Cette conception moderne de la propriété, totale et exclusive, nous donne l’impression d’avoir tous les droits sur ce que nous possédons : utiliser, exploiter, vendre, détériorer, détruire.
Evidemment, le récit moderne de la propriété a un impact immense sur le fonctionnement de nos sociétés et sur notre rapport à la nature et au vivant mais comment en est-on arrivé là ?
D'où vient cette idée de propriété privée ? Quand et comment s'est-elle imposée dans nos sociétés ? Pourquoi serait-il temps aujourd'hui de repenser cet ancien récit?
Sommaire
Les racines anciennes de la propriété
L’essor de la propriété moderne
L’universalisation de la propriété
Les contradictions de la propriété privée
Réinventer la propriété : la voie des communs
Mais alors on fait quoi ?
Les racines anciennes de la propriété
Impossible de dater précisément la naissance de la propriété. On n'a évidemment pas de trace de la façon dont les hommes préhistoriques considéraient leurs silex ou leurs peaux de bêtes.
Mais on sait que c’est au moment de la révolution néolithique que les conditions nécessaires à la naissance du concept sont apparues : sédentarité, agriculture, stockages des ressources…
Avec son cortège de modifications profondes des relations et des dépendances, la sédentarisation pourrait avoir été un facteur déterminant dans la façon d’user et de s’approprier un objet, un lieu, une ressource, une personne.
Fanny Bocquentin, In Un monde commun (2023)
Quant aux premiers fondements juridiques, ils apparaissent avec l'Antiquité et le droit romain qui distingue l’imperium -le pouvoir de gouverner les hommes- du dominium, le pouvoir de gouverner les choses.
Le dominium était réservé aux citoyens. Ils avaient le devoir de défendre leur terre et de la transmettre à leurs descendants.
La capacité du propriétaire à vendre ou à acheter des terres était limitée. Le transfert de propriété était rare et prenait la forme d'une cérémonie de passation solennelle très codifiée et lourdement formalisée (mancipatio).
Au Moyen-Âge, le concept est affiné et la propriété se fragmente en trois dimensions juridiques distinctes :
Usus : le droit d’utiliser un bien, par exemple cultiver une parcelle de terre.
Fructus : le droit d’en percevoir les fruits, comme les récoltes.
Abusus : le droit de disposer du bien, soit en le vendant, en le léguant ou en le détruisant.
A cette époque, sous le joug des seigneurs, les droits de propriété étaient donc complètement éclatées.
Sur une même terre, certains pouvaient avoir droit aux premières herbes, d’autres aux regains. Dans les marres ou les étangs, ceux qui avaient le droit aux poissons n’étaient pas forcément les mêmes que ceux qui pouvaient le cultiver à sec.
En outre, des droits communaux (droit de parcours, droit de première herbe, droit de vaine pâture...) pèsent sur les terrains exploités, empêchant les uns ou les autres de se considérer comme propriétaires absolus et d'enclore leurs parcelles. (…) On parle de droits superposés et enchevêtrés sur les choses, droits qui relient les personnes dans un réseau de dépendances mutuelles. Il ne saurait, dans ce cadre non plus, exister de propriété privée au sens contemporain.
Pierre Crétois, La part commune (2020)
Ce n’est que bien plus tard finalement que la propriété a pris la forme centralisée et individualiste que nous lui connaissons, marquée par une revendication d’exclusivité et de contrôle total.
L’essor de la propriété moderne
À la fin du Moyen-Âge, le mouvement des enclosures en Angleterre marque une transformation majeure de la gestion foncière. Les terres auparavant utilisées en commun par les villageois pour le pâturage ou l’agriculture collective sont progressivement privatisées et entourées de clôtures.
Ce mouvement, soutenu par un ensemble de lois, répond à des besoins économiques nouveaux induits par la révolution industrielle.
Chaque parcelle est désormais séparée par des barrières ou des haies et l’usage est réservé à quelques personnes choisies par le propriétaire.
Le premier qui, ayant enclos un terrain, s'avisa de dire 'Ceci est à moi' et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le véritable fondateur de la société civile.
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755)
Le mouvement des enclosures est un moment fondateur si ce n’est du capitalisme lui-même (comme le prétend Rousseau ou Marx) mais au moins de la propriété privée moderne qui ne se limite plus à un usage ou à un droit partagé, mais devient un outil d’accumulation de richesse et de pouvoir économique.
À partir de là, le droit ne cessera de sanctuariser la propriété privée au profit des logiques économiques.
John Locke, philosophe emblématique du XVIIᵉ siècle, fait même du travail la source principale de légitimité de la propriété :
Quoi que ce soit que l’homme retire de l’état où la nature l’avait placé, mélangeât-il cela avec son travail, il y attache par cela quelque chose qui lui appartient, et le rend ainsi sa propriété.
John Locke, Second Traité du gouvernement (1690)
Avant le XVIIIᵉ siècle aux États-Unis par exemple, il était strictement interdit d'obstruer ou de dériver un cours d'eau pour un quelconque usage.
Mais les lois ont peu à peu renforcé les droits de propriété des acteurs économiques au détriment des autres :
La loi adoptée en 1795 dans le Massachusetts permettait au propriétaire d'un moulin situé sur un cours d'eau non navigable d'édifier un barrage et d'inonder les terres de son voisin, pourvu qu'il l'indemnise selon les procédures prévues par la lois. La partie lésée avait droit à un dédommagement annuel, et non pas à un paiement une fois pour toutes, même si les terres étaient inondées de façon permanente, et l'évaluation initiale des dédommagements annuels était reconduite d'une année sur l'autre, à moins que l'une des parties ne démontre devant le tribunal que la situation avait changé.
Morton J. Horwitz In Posséder la nature (2018)
Les lois économiques prennent le pas sur les fondements juridiques ou moraux traditionnels, consolidant la propriété comme un levier central des logiques de marché.
C’est donc depuis le XVIIIᵉ siècle, qu’il est légitime de s’approprier quelque chose du moment qu’on en tire une valeur économique.
L’universalisation de la propriété
En abolissant la conception féodale de la propriété, cette approche axée sur la valorisation économique a été perçue comme un levier d’émancipation et un moyen de promouvoir la création et l’autonomie individuelle.
Avec l’abolition des privilèges et la fin des droits seigneuriaux durant la Révolution française, la propriété s’impose alors comme un droit universel :
La propriété est un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnisation.
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789)
Ces principes sont ensuite gravés dans le marbre du Code civil de 1804, qui renforce le rôle central de la propriété dans les relations sociales et juridiques.
En 1968, le biologiste Garrett Hardin publie une expérience de pensée connue sous le nom de Tragédie des communs.
Il prend l’exemple d’un champ (n’appartenant à personne) où des éleveurs viennent faire paître leur troupeau. Selon Hardin, chacun a intérêt à y faire paître le plus grand nombre possible de bêtes, puisque le champ ne leur appartient pas et qu'ils n'en supportent pas le coût d'entretien. En augmentant au fur et à mesure le nombre de bêtes, les éleveurs rendent le champ complètement stérile.
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Il en conclut que les biens collectifs, laissés sans gestion privée, tendent à être surexploités et épuisés.
Selon lui, seule la privatisation permet une gestion rationnelle des ressources.
Là où le XVIIIᵉ siècle avait ancré la propriété dans une logique de valeur marchande en en faisant un outil central de production et d’accumulation, les siècles suivants l’ont érigée en instrument de préservation des biens communs.
Voilà comment la propriété privée est finalement devenue un droit fondamental, absolu et total !
Les contradictions de la propriété privée
Ce droit fondamental, absolu et total pose pourtant certains problèmes :
Un problème de légitimité : Locke soutenait que c’était par notre travail qu’on s’appropriait les choses. Nous consommons et possédons aujourd’hui bien plus de choses que ce que notre travail pourrait produire. Chaque bien qu’on possède résulte d’une chaîne complexe impliquant des milliers de personnes, qui contribuent quotidiennement à leur fabrication, leur distribution et leur entretien.
Un problème d’inégalités dans des sociétés où c’est surtout les actifs et le patrimoine qui creusent les inégalités. Dans les sociétés préindustrielles, les communs permettaient un accès collectif aux ressources naturelles et limitaient les inégalités. L’émergence de la propriété privée a bouleversé cet équilibre, concentrant les richesses dans les mains de quelques-uns et excluant les autres de l’accès aux terres ou aux ressources.
Le durcissement progressif des conceptions de la propriété forestière, à partir du XVIe siècle, a exclu toutes sortes de pratiques dont les communautés rurales dépendaient pour survivre, comme le pâturage, le glanage et le ramassage de bois, précipitant leur paupérisation et le développement du prolétariat.
Posséder la nature, Frédéric Graber et Fabien Locher
un problème de liberté en favorisant l’accaparement de territoires à des fins économiques. Les entreprises s’accaparent des ressources. Des Etats s’accaparent des territoires sous couvert de protection ou de développement. Ces pratiques privent souvent les communautés locales de leurs droits et de leurs modes de gestion traditionnels, renforçant des logiques de domination au détriment d’un fonctionnement démocratique.
Réinventer la propriété : la voie des communs
En 2009, Elinor Ostrom, la première femme à recevoir le prix Nobel d’économie, a proposé une vision novatrice de la gestion des “communs”.
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Elle insiste sur le fait que les communs ne doivent pas être des zones sans propriétaires (comme c’était le cas du champ de Hardin) mais des zones possédées en commun.
Les règles sont partagées entre les bénéficiaires (qui exploitent et entretiennent les ressources) et un système de gouvernance garantissant une gestion équitable et durable.
Dans le modèle d’Ostrom, différents acteurs détiennent des droits variés (usage, gestion, exclusion) sur une même ressource ("faisceaux de droits").
Deux exemples :
Les prud’homies de pêche. En Méditerranée, les prud’homies de pêche représentent un modèle de gestion collective des ressources marines. Ces institutions locales permettent aux pêcheurs de réguler eux-mêmes leurs activités pour préserver les stocks de poissons, tout en maintenant un accès équitable aux zones de pêche. Ce système repose sur des règles consensuelles établies par les membres de la communauté.
Copyleft et Wikipedia Le modèle du copyleft (par opposition à copyrights), popularisé par des projets comme Wikipedia, illustre une alternative à l’appropriation privée dans le domaine des connaissances. Les licences libres permettent une diffusion et une amélioration collective des contenus, tout en empêchant leur accaparement privatif. Wikipedia, en particulier, repose sur une gouvernance collaborative, où chacun peut contribuer et bénéficier des connaissances sans barrières financières ou légales.
Je retiens deux choses dans les travaux d’Ostrom :
Les ressources sont mieux gérées par des comités locaux (donc concernés) et démocratiques (qui débattent des règles ensemble) que par des intérêts privés ou par l’Etat.
La propriété ne doit pas être un droit absolu. De nombreux droits sont compris dans ce qu’on nomme aujourd’hui le droit de propriété d’une chose (le droit de la posséder, droit de la contrôler, droit d'en user ou d'en jouir, droit de la vendre, droit de la détruire…). Tous ces droits ne doivent pas être détenu par la même personne pour que le bien soit géré correctement.
Quand on y pense, il faudrait peut-être retourner complètement le récit de la propriété privée.
Aujourd’hui, le récit dominant définit la propriété privée comme un droit absolu, au service de l’intérêt individuel, économique et privé.
Et si le récit de la propriété privée devenait celui d’un ensemble de droits démocratiquement partagés entre bénéficiaires d’un bien afin d’assurer une gestion juste et durable ?
« Pour certaines populations non modernes, la propriété n'est d'ailleurs pas celle des humains sur un territoire, mais le fait que les humains sont possédés par un territoire. Nous le retrouvons de façon très explicite dans beaucoup de descriptions ethnographiques où les gens disent : "Nous ne possédons pas la terre, c'est la terre qui nous possède."
Philippe Descola, Avec les chasseurs-cueilleurs (2024)
Mais alors on fait quoi ?
Habiter sans posséder : découvrir le modèle de la foncière Antidote qui propose une alternative à la propriété privée en réinventant le droit d’usage. Ce fonds de dotation acquiert des lieux pour les sortir du marché et les confie à des collectifs via des baux emphytéotiques. Ces baux permettent aux usagers de bénéficier de l’usage et des fruits de ces lieux (cultiver, habiter, organiser des activités), tout en neutralisant le droit de vendre ou de spéculer.
Découvrir le modèle de Forêts en vie, un autre fonds de dotation qui achète des forêts et les met à disposition d’associations de citoyens qui peuvent y développer des projets et des filières adaptées aux territoires.
Découvrir le modèle de Terre de Liens, encore un fonds de dotation qui acquiert des terres agricoles afin de les soustraire d'une potentielle spéculation financière et d'une concentration du foncier agricole en France et y installe des agriculteurs sous condition de clauses environnementales.
Utiliser sans posséder : rendez-vous dans les bibliothèques d’objets où l’on peut emprunter des outils, du matériel de bricolage ou des équipements de loisirs.
Utilisez des logiciels libres. L’Etat référence 508 logiciels libres utilisables par les administrations. ils garantissent plus d’indépendance, plus de sécurité et même de liberté dans les usages.
Partagez des jardins : Soutenir ou initier des projets de jardins collectifs où les habitants partagent l’entretien et la récolte. Ces espaces favorisent la biodiversité, la cohésion sociale et l’accès à une alimentation locale.
Générique (par ordre d’apparition)
Alexandre Gefen, Un monde commun (2023)
Pierre Crétois, La part commune (2020)
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755)
John Locke, Second Traité du gouvernement (1690)
Frédéric Graber et Fabien Locher, Posséder la nature (2018)
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789)
Philippe Descola, Avec les chasseurs-cueilleurs (2024)
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À très vite 👋,
Romain
C’était intéressant à lire, surtout pour les références et sources partagées. Plusieurs questions me viennent notamment: quid du Covid 19 et des confinements sur la perception de l’habitat que l’on possède ? Pourquoi possède-t-on ? Est-ce que possède différemment en fonction de sa classe sociale (pas ce qu’on possède mais pourquoi on possède) ? Et cet article du CNRS pour compléter tes sources : https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-propriete-privee-na-absolument-rien-de-naturel