#3 Pourquoi consomme-t-on autant de viande ?
Comment on nous a convaincu de manger autant de viande... Les principaux faits et chiffres, l'impact d'une erreur scientifique sur notre imaginaire, et le récit délirant qui s'est construit
Hello les amis 👋,
C’est Romain de snooze, le mail qui tente, tous les 15 jours, de décrypter un mythe, une représentation bien ancrée dans notre quotidien et dont on dit parfois “qu’est ce que tu veux, c’est comme ça, on a toujours fait comme ça…”, bref on snooze.
🧚 Le mythe du jour : la viande c'est la vie !
Un bon repas se compose d'une viande et d'un accompagnement.
La viande est associé à des valeurs de bonne santé et de force.
Manger de la viande est une tradition qui marque notre identité.
Pour cet épisode #3, j’ai étudié l’explosion de notre consommation de viande depuis le milieu du XXème siècle ainsi que les raisons qui se cachent derrière notre « réflexe viande » (celui qui définit le repas « normal » comme étant forcément composé d’une viande et d’un accompagnement).
Au sommaire
Quelques faits et chiffres sur l’évolution de la consommation de viande
Comment une erreur scientifique a influencé les imaginaires
Comment un récit délirant s’est façonné autour de la viande
Introduction
Le sujet n’est pas de questionner la consommation de viande en soi. Homo est omnivore et consomme de la viande depuis des millions d’années et il y a des raisons de penser que la consommation de viande cuite a été un facteur déterminant de son évolution. Comme le dit le père d’Edouard dans le passionnant roman de Roy Lewis :
J'ai calculé, grosso modo, que nous passons un tiers de notre vie à dormir, un tiers à courir derrière la viande, et tout le reste à mastiquer. Où prendre le temps pour méditer ?
Pourquoi j’ai mangé mon père, Roy Lewis (1960)
Je te le recommande en passant, c’est un roman génial sur la découverte du feu par une famille préhistorique. C’est très bien documenté (même si certaines théories sont aujourd’hui discutées), très bien écrit et très drôle.
L’objectif, donc, est simplement de comprendre pourquoi le phénomène a explosé ces dernières années.
D’abord les faits
Depuis le début du XIXème siècle, la consommation de viande a été multipliée par cinq dans le monde et depuis 1950, la consommation de viande en France a été multipliée par deux. Cette explosion récente de la consommation a eu une conséquence très concrète : aujourd’hui un français consomme en moyenne deux fois trop de protéines animales que ce que recommande l’OMS (l’OMS conseille environ 30g/j de protéines d’origine animale alors que la consommation individuelle des français est aujourd’hui de 60g/j). Dans le même temps, la consommation de légumes à diminué puisqu’il y a cent ans, la consommation de fibres était six fois plus importante qu’aujourd’hui.
Dans les sondages, les français affirment pourtant consommer moins de viande qu’avant mais cela ne se traduit pas dans les assiettes. On achète effectivement moins de pièces de boucherie mais plus de volailles et de plats transformés ou préparés et la consommation de viande continue d’augmenter ces dernières années (+ 3 % entre 2013 et 2022).
Une fausse histoire de protéines
C’est au moment de la découverte des protéines au XIXème siècle, qu’une banale erreur scientifique a commencé à influencer les imaginaires.
Vers 1830, se développe la biochimie et on découvre la présence de molécules organiques dans toutes les substances animales. Le baron chimiste Justus von Liebig les présente alors comme le seul véritable nutriment et carburant des muscles et développe le célèbre « extrait de viande » Liebig qui existe encore aujourd’hui.
Cette théorie a été démentie maintes fois par la suite (les études valident que les régimes végétariens couvrent les besoins en protéines et acides aminés sauf pour certaines exceptions), mais la relation nouvellement établie liant protéines animales à la santé et à la force physique était sur le point de prospérer.
Les états-majors de l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale pensaient que manger de la viande aiderait à vaincre l’ennemi»
Meathooked: The History and Science of Our 2.5-Million-Year Obsession with Meat, Marta Zaraska (2016)
En parallèle, l’élevage est devenu un débouché de choix pendant les Trente Glorieuses à un moment où le modèle agricole se transformait et devenait beaucoup plus productif. Ce mouvement s’est accéléré jusqu’à aujourd’hui où plus de 70% des terres agricoles sont destinées à nourrir du bétail.
Bref tous les ingrédients étaient réunis pour alimenter un nouveau récit autour de la consommation de viande…
Le récit autour de la viande
Il y a une scène dans Rocky où Stallone discute avec son beau-frère, interprété par Burt Young, dans une chambre froide. A un moment il fixe un gros morceau de viande avec un air bovin et se met à taper dessus comme âne… La scène n’aurait pas eu le même effet avec un panier de légume.
Forcément, depuis le baron Liebig on raconte que la viande donne des forces, que ça fait pousser les muscles et donc que c’est bon pour les hommes. Comme le dit Beef Magazine, c’est « pour les hommes qui ont du goût ». C’est d’ailleurs plutôt pour ceux qui jouent au rugby (voir Sébastien Chabal dans les pubs Charal en 2014). Ca peut bien sûr aussi être pour les femmes mais seulement si elles veulent faire plaisir à leur mari (encore Charal avec la pub : « Depuis combien de temps n’avez-vous pas donné de viande à votre mari ? » en 2000).
Si on déroule le fil, on finit malencontreusement par assimiler les femmes à de la viande, c’est ce que font d’ailleurs pas mal d’industriels. Souviens toi de cette pub pour des burgers avec la mannequin Charlotte McKinney diffusé à la mi-temps du super-bowl 2016 ou de cette campagne Morteau dans le métro parisien en 2014 :
Et figure-toi que ce récit fonctionne très bien : en France et dans la plupart des pays développés, les hommes mangent presque 2 fois plus de viande rouge que les femmes.
Dès les années 1950, Roland Barthes faisait du bifteck l’une de ses « mythologies » :
Le bifteck, c'est la viande à l'état pur, et quiconque en prend, s'assimile la force taurine. De toute évidence, le prestige du bifteck tient à sa quasi-crudité : le sang y est visible, naturel, dense, compact et sécable à la fois; on imagine bien l'ambroisie antique sous cette espèce de matière lourde qui diminue sous la dent de façon à bien faire sentir dans le même temps sa force d'origine et sa plasticité à s'épancher dans le sang même de l'homme.
Mythologies, Roland Barthes (1957)
L’aspect mythologique de la viande l’a peu à peu élevé à un nouveau rang. Elle fait maintenant partie de notre culture, de nos traditions, d’un certain mode de vie à la française. Manger de la viande, c’est perpétuer ce récit, c’est marquer son identité. Les industriels du secteur jouent beaucoup sur ce récit de la viande comme identité : C’est bon d’être Gaulois, le drapeaux français planté sur l’entrecôte, les labels 100% français…
Conclusion
Bref depuis le milieu du XIXème siècle, le récit véhiculé autour de la viande tend à nous convaincre que ça rend fort et que c’est un acte patriotique, une façon d’affirmer son identité. Cela explique sûrement le fait que les pays développés consomment cinq fois plus de viande qu’il y a un siècle et deux fois plus que la quantité conseillée par l’OMS.
Alors que se passerait-il si on relâchait le bouton snooze ? Mangerait-on autant de viande si les récits véhiculés changeaient ? Comme dit le père d’Edouard dans le roman de Roy Lewis, que ferions nous de neuf ?
Mais quand nous, les garçons, revenions de nos parties de chasse, ployant sous le gibier, père ne nous accordait qu'un regard maussade et grommelait : 'Bon, bien, de l'antilope, du babouin, du loubale. Parfait. Très savoureux. Mais dites-moi, garçons : qu'avez-vous fait de neuf ?
Pourquoi j’ai mangé mon père, Roy Lewis (1960)
Ensuite ?
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À très vite 👋,
Romain
Super intéressant et très facile à lire ! Belle fluidité d’écriture 👏
Bon par contre, les pubs, wow… 😵💫 d’abord la sexualisation du corps de la femme avec le Super Bowl, et la violence du lit conjugual. Les deux associées à la viande… 🍖 tout un « champ lexical » qui ne vend pas du rêve à première vue !
On décerne vraiment le lien entre masculinité et consommation de viande. Des liens que j’aborde aussi dans mon article 😊
Super. Réfléchi sur un ton léger. Voilà une idée efficacement présentée. Continue !