#4 - Arrêtons de confondre démocratie et élections
Ça y est, la campagne des élections européennes est lancée. C'est l’occasion de s'interroger sur le lien systématique qu'on établit entre démocratie et élections. D'où vient ce récit ?
Bonjour les amis 👋,
C’est Romain de snooze, le mail qui tente, tous les 15 jours, de décrypter un mythe, une représentation bien ancrée dans notre quotidien et dont on dit parfois “qu’est ce que tu veux, c’est comme ça, on a toujours fait comme ça…”, bref on snooze.
🧚 Le mythe du jour : démocratie = élections
"Au sein d'une démocratie, le droit de vote est un droit fondamental qui permet d’exercer sa citoyenneté en participant à l’élection de ses représentants."
Extrait de la page "Pourquoi je vote" du ministère de l'intérieur
Dans nos sociétés occidentales, les élections sont unanimement présentées comme le climax de la vie démocratique. L’article 21 de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 précise d’ailleurs que « la volonté du peuple doit s'exprimer par des élections honnêtes qui doivent avoir lieu périodiquement ».
Les institutions nous exhortent ainsi à croire que l'acte d'élire est la quintessence de la démocratie, et que, réciproquement, la démocratie se matérialise exclusivement à travers le processus électoral. Dans ce nouveau snooze, on va essayer d’interroger cette équation et de comprendre la construction sociale qui la sous-tend.
Au sommaire
Organisait-on des élections avant la Révolution ?
Les élections lors de la naissance des démocratie modernes
Un récit lié à celui de la société de consommation
Organisait-on des élections avant la Révolution ?
Les auteurs grecs anciens considéraient l’élection comme un mode de désignation aristocratique qui avait une fâcheuse tendance à mettre en avant des chefs, des dirigeants charismatiques voire dictatoriaux. À Athènes au Ve siècle avant JC, la plupart des fonctions étaient attribuée par tirage au sort.
Le tirage au sort est considéré comme démocratique, l’élection comme oligarchique.
Aristote, La Politique (IVe siècle av. J.-C)
Les citoyens athéniens (en gros les athéniens de souche, de sexe masculin, ayant fait leur service militaire) pouvaient par exemple être juré au Tribunal du peuple pour une journée ou membre rémunéré du Conseil des Cinq-Cents (assemblée chargée des lois de la cité) pour un an. On ne pouvait exercer plus de deux mandats non consécutifs ce qui favorisait un rotation : on estime par exemple que 50 à 70% des citoyens âgés de plus de trente ans étaient au moins une fois membre du Conseil des Cinq-Cents.
Deux mille ans plus tard, les philosophes des Lumières abonderont dans le même sens. Montesquieu, Diderot, d’Alembert et Rousseau reconnaitront tous le caractère oligarchique de l’élection.
La voie du sort est plus dans la nature de la démocratie. Dans toute véritable démocratie, la magistrature n’est pas un avantage, mais une charge onéreuse qu’on ne peut justement imposer à un particulier plutôt qu’à un autre. La loi seule peut imposer cette charge à celui sur qui le sort tombera.
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social (1762)
L’élection était déjà utilisée en Grèce antique notamment pour les postes militaires. Plus tard, sous l’ancien régime c’est l’Église qui avait souvent recours à ce mode de désignation (désignation des abbés, conclave…). L’élection n’a alors rien à voir avec l’idée de démocratie, elle permet plutôt de légitimer la reproduction d’une élite en minimisant les conflits. Elle est utilisée, la plupart du temps, au sein d’une assemblée homogène pour favoriser la concorde plutôt que pour engager la discussion.
Ça me rappelle la scène du vote au début de “12 hommes en colère” (Sydney Lumet, 1957). Le jury composé de douze hommes se retire pour délibérer et procède immédiatement à un vote au cours duquel 11 jurés votent “coupable”. Le juré n°8 (Henry Fonda) vote alors “non coupable” :
FOREMAN. Eleven guilty, one not guilty.
FOUR. Oh, what are we doing now ?
EIGHT. I guess we talk.
12 hommes en colère, (Sydney Lumet, 1957)
Henry Fonda arrête le vote pour discuter, pour engager la discussion. Le vote n’ouvre pas le débat, il clôt les débat. À l’issue du débat, les douze jurés revoteront d’ailleurs “non coupable” à l’unanimité.
L’exemple le plus célèbre de ce type d’élection aujourd’hui est sûrement l’élection du pape. “Le droit canon est d’ailleurs à l’origine des procédures électorales modernes (règle majoritaire, vote secret…)” écrit Olivier Christin dans Vox populi. Une histoire du vote avant le suffrage universel.
Mais alors que s’est il passé pour qu’on assimile si facilement aujourd’hui élection et démocratie au point d’inscrire ce mode de désignation et pas un autre dans la Déclaration Universelle ?
On va voir qu’à un moment charnière dans l’histoire, pour des raisons qui n’ont rien de démocratique, ce mode de désignation s’est imposé et a fini par devenir le récit unique du modèle démocratique moderne.
Les élections lors de la naissance des démocratie modernes
Ce qu’on appelle démocratie dans nos sociétés occidentales aujourd’hui provient très largement de trois révolutions modernes, les révolutions anglaise, américaine et française.
Au moment de bâtir les fondations des nouvelles républiques post-révolutionnaires, les pères fondateurs ont dû se prononcer sur le mode de désignation idéal. Ils ne pouvaient ignorer le fonctionnement des démocratiques antiques, les idées des philosophes des Lumières ou les procédures électorales du droit canon mais ils ont choisi une autre voie.
Selon le philosophe et politologue Bernard Manin, ils ont été guidés par deux principes fondamentaux :
Le principe de consentement : la principale préoccupation des pères fondateurs étaient la légitimité (comment remplacer l’ordre divin). S’est alors imposée l’idée d’un gouvernement consenti c’est-à-dire choisi volontairement par une élite (une personne tirée au sort est là par hasard alors qu’une personne élue est personnellement choisie)
Le principe de distinction : par différents moyens, il s’agit de distinguer socialement les élus des électeurs. Après des siècles de monarchie, persiste l'idée selon laquelle seuls ceux issus d'une certaine élite sont aptes à gouverner. John Adams, le deuxième président américain, explique par exemple que la loi, en démocratie, doit être écrite, non par l’ensemble du peuple, mais par « quelques-uns des meilleurs et des plus sages »
Contrairement à ce qu’on raconte souvent, la démocratie n’était pas une inspiration pour les pères fondateurs, bien au contraire. Bernard Manin commence d’ailleurs son livre par cette phrase :
Les démocraties contemporaines sont issues d’une forme de gouvernement que ses fondateurs opposaient à la démocratie.
Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif (1995)
Dans ce qu’elle permet de légitimer les gouvernants tout en assurant le maintien d’une élite sachante au pouvoir, l’élection est apparue, au XVIIIe siècle, comme le mode de désignation idéal.
L’historien belge David Van Reybrouck, qui a également écrit un bouquin (que je recommande ) sur les élections et le tirages au sort ne dit pas autre chose :
La Révolution française, pas plus que l’américaine, n’a chassé une aristocratie pour la remplacer par une démocratie ; elle a chassé une aristocratie héréditaire pour la remplacer par une aristocratie librement choisie. Une aristocratie élective, pour reprendre l’expression de Rousseau.
David Van Reybrouck, Contre les élections (2013)
Aujourd’hui encore, ces deux principes de consentement et de distinction restent prépondérants :
Tous les cinq ans, les espoirs et les attentes se cristallisent autour d’un homme ou d’une femme providentiel, d’un “élu” à tous les sens du terme (principe de consentement)
Selon l’observatoire des inégalités, l’assemblée compte 6 % d’ouvriers-employés, alors que ces catégories représentent 45 % de la population active. À l’inverse, les cadres et professions intellectuelles supérieures représentent 70 % des élus, soit trois fois plus que leur part dans la population active (principe de distinction).
Un récit lié à celui de la société de consommation
Le choix de l'élection comme mode de désignation privilégié s'est imposé au fil du temps, non pas nécessairement comme l'expression la plus pure de la volonté populaire, mais plutôt comme un compromis politique et historique. Je pense que le récit démocratique contemporain, profondément ancré dans la croyance en l'élection comme symbole ultime de la démocratie, mérite d'être questionné.
L’élection n’est qu’un mode de désignation, un outil. Il n’a rien de particulièrement démocratique historiquement, contrairement au tirage au sort. Il s’est imposé dans un contexte particulier, celui du développement du libéralisme et de la marchandisation de la société où on demande aux individus de travailler et de consommer, pas de prendre part à la vie de la cité. A l’époque de la Grèce antique, les citoyens avaient beaucoup de temps à consacrer à la vie de la cité. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Tirer régulièrement au sort des citoyens pour qu’ils travaillent un an pour le bien commun en étant rémunérés, comme cela se faisait à Athènes, n’aurait pas été compatible avec le développement de la société marchande post-industrielle. Peut-être est-il temps de repenser ce cadre, de ne plus confondre démocratie et élections ? Cela ouvrirait des perspectives nouvelles pour les individus, peut-être l’opportunité pour les consommateurs de devenir des citoyens à part entière ?
Ensuite ?
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À très vite 👋,
Romain
Deux trois choses pour nourrir ton article for intéressant.
1 A Athènes, il y avait 20 000 citoyens pour 400000 esclaves ce qui permettait de limiter le tirage au sort à un nombre limité d'initiés.
2 Oui, la démocratie ne se limite pas à l'élection. Le débat est un préliminaire indispensable à l'expression démocratique du vote. C'est en cela que le Parlement est démocratique et que le référendum l'est moins.
3 le tirage au sort d'une assemblée parallèle peut éclairer utilement un débat législatif mais pas se substituer au pouvoir exécutif qui a besoin d'une légitimation forte, par exemple pour faire usage de la violence qu'il est le seul à avoir le droit d'exercer.
4 Le tirage au sort risque de donner le primat à l’individu et à ses émotions, à son ressenti personnel et non au collectif qui réfléchit à partir de fondements idéologiques communs.
A la prochaine.
NB : Ce sujet a été traité utilement par Pierre Rosanvallon dans plusieurs de ses livres