#5 - La sacralisation du travail
Comment le travail rémunéré est devenu un récit indiscutable de notre société, influençant nos aspirations et nos interactions sociales.
Bonjour tout le monde 👋,
C’est Romain de snooze, le mail qui tente, tous les 15 jours, de décrypter un mythe, une représentation bien ancrée dans notre quotidien et dont on dit parfois “qu’est ce que tu veux, c’est comme ça, on a toujours fait comme ça…”, bref on snooze.
🧚 Le mythe du jour : notre travail définit ce que nous sommes
Le travail est un élément central de notre identité personnelle.
Il occupe une place importante dans notre vie et nous donne l'occasion de façonner notre image de soi ainsi que notre place dans la société.
« Ravi de te connaître ! Et tu fais quoi dans la vie ? », « Qu’est ce que tu voudrais faire quand tu seras plus grand ? », « Face au déficit, Gabriel Attal défend le choix de miser sur la valeur travail »…
Nous faisons systématiquement référence au travail pour nous présenter, nous définir, nous orienter. Les fameuses catégories socioprofessionnelles sont abondamment utilisées pour catégoriser les français, non seulement leur niveau de vie mais aussi leurs envies, leurs besoins, leurs aspirations…
Le travail est devenu le marqueur principal de l’identité des individus. Comment en est-on arrivé là ? Certains diront que ça a toujours été comme ça, que l’Homme est fait comme ça…
Je te propose d’étudier dans ce nouveau snooze, le récit qui s’est récemment construit autour du travail.
Au sommaire
Ce qu’on pourrait appeler travail avant la Révolution industrielle
La naissance d’un nouveau récit : le travail
Un récit unanimement adopté…
… mais indiscutable pour autant ?
Ce qu’on pourrait appeler travail avant la Révolution industrielle
Le Robert nous dit que le travail est l’« ensemble des activités humaines organisées, coordonnées en vue de produire ce qui est utile ». Mais à quoi ressemblait le « travail » dans les sociétés dites « primitives » ?
On a longtemps pensé que nos lointains ancêtres passaient leur journée à chasser et à approvisionner le clan. Cette thèse a depuis été réfutée, il semble que le temps consacré à la recherche de moyens de subsistance ou la satisfaction des besoins n’occupait qu’une petite partie de l’emploi du temps de la journée. C’est ce qu’explique l’anthropologue Marie-Noëlle Chamoux :
C'est en voulant mesurer les temps consacrés à la production qu'on s'est débarrassé de l'idée d'une humanité "primitive" écrasée par la recherche de sa provende; de celle de besoins humains naturellement illimités; de l'accumulation comme seul comportement "prévoyant" et rationnel, etc. Par exemple, il est aujourd'hui établi que les chasseurs-cueilleurs ne consacrent pas plus de deux à quatre heures par jour à trouver de quoi subvenir à leurs besoins.
Marie-Noëlle Chamoux, Sociétés avec et sans concept de travail (1994)
Le “travail” n’était pas accompli en vue d’un gain ou d’un échange futur et la récolte était le plus souvent partagée. Ce n’était a priori pas un prétexte de lien social ni une histoire de statut.
Le “travail”, à savoir la recherche de provisions et de matériel pour le clan était une tâche qu’il fallait effectuer, une contrainte sociale nécessaire mais qui ne prenait que peu de temps.
La sédentarisation, la naissance des villes, le développement de l’élevage et de l’agriculture ont fait évolué le concept. Chez les Grecs, le travail est méprisé, il détourne l’individu de son rôle public ou philosophique. La production de « ce qui est utile » est prise en charge par les esclaves pour laisser à l’Homme la liberté de s’occuper des affaires de la cité ou de celles de l’esprit. Aristote considérait même que les artisans ne pouvaient pas être des citoyens à part entière :
Mais il est certain qu’on ne doit pas élever au rang de citoyens tous les individus dont l’État a cependant nécessairement besoin. (…) Si de l’artisan aussi l’on veut faire un citoyen, dès lors la vertu du citoyen, telle que nous l’avons définie, doit s’entendre, non pas de tous les hommes de la cité, non pas même de tous ceux qui ne sont que libres, elle doit s’entendre de ceux-là seulement qui n’ont point à travailler nécessairement pour vivre.
Aristote, La Politique (IVe siècle av. J.-C)
Dans un premier temps, cette conception du travail va plutôt bien aux premiers chrétiens. Cet extrait des évangiles illustre bien que l’important pour eux est de s’élever au-delà des considérations matérielles :
Considérez les oiseaux du ciel: ils ne sèment point, ils ne moissonnent point, et ils n'amassent point dans des greniers; mais votre Père céleste les nourrit: n'êtes-vous pas beaucoup plus qu'eux?
Matthieu 6:26
Mais au Ve siècle, c’est Saint-Augustin qui repense cette vision du travail pour répondre aux moines d’Afrique, alors divisés sur la question. Consulté par Aurèle, évêque de Carthage, saint Augustin tranche, il censure certains moines fainéants et exhortent les moines de Carthage au travail manuel. Au début, beaucoup de métiers sont interdits ou méprisés par l’Eglise, surtout les professions lucratives, mais au fil du temps, la liste des métiers autorisés s’allonge même si la recherche de gain individuel était souvent considérée comme immorale.
A part certains artisans regroupés dans des guildes, le “travail” était une notion vague et protéiforme : il se déroulait souvent au sein du foyer, était rythmé par les saisons et les fêtes religieuses et ne devait pas viser l’enrichissement personnel.
La naissance d’un nouveau récit : le travail
C’est au XVIIIe siècle qu’une importante rupture intervient. La philosophie des Lumières et les nouvelles connaissances scientifiques poussent l’Homme à repenser sa place dans le monde et le persuadent dorénavant de viser l’accroissement de la richesse, comme l’écrit la sociologue Dominique Méda :
On recherche désormais les lois – semblables à celles qui expliquent les phénomènes physiques – qui déterminent l’accroissement des richesses. L’ordre des valeurs s’est brutalement inversé, de part et d’autre de la Manche, et presque au même moment. À la condamnation de la volonté d’enrichissement a succédé une frénésie d’expériences, de recherches, d’essais, de théories visant à augmenter la richesse.
Dominique Méda, Le travail une valeur en voie de disparition (2010)
C’est Adam Smith, le premier qui en 1776, voit dans le travail et dans la division du travail un potentiel immense d’accroissement de la productivité et de la richesse. Il donne l’exemple d’une manufacture d’épingles qu’il a visitée où 10 hommes formés à des tâches précises et complémentaires (fabriquer la tête, la frapper, la blanchir…) parviennent à fabriquer des centaines voire des milliers de fois plus d’épingles que des ouvriers épingliers réalisant chacun une épingle de bout en bout.
Avec la naissance de la théorie économique, naît le travail comme source de valeur, le travail comme monnaie d’échange, chaque bien peut dorénavant se monnayer en un certain nombre d’heures de travail. Le travail n’est plus la «production de choses utiles», dorénavant le travail sera « ce qui crée de la richesse ».
Ça y est ! Le travail est maintenant ce qui crée de la richesse, ce qui permet à l’Homme de transformer la nature et de façonner le monde à son image. En quelques années, il est devenu le symbole de la créativité et même de la liberté de l’Homme. Cette idée se diffuse largement tout au long du XIXe siècle au point même que les premiers pourfendeurs du modèle capitaliste l’adoptent largement.
Un récit unanimement adopté…
Karl Marx, influencé par Hegel, intègre cette idée de travail libérateur à sa critique de l'économie capitaliste. Pour Marx, le travail a le potentiel d'être une expression profonde de l'individualité mais il est aliéné par le capitalisme. De la Révolution de 1848, à l’histoire des luttes sociales au XXe siècle en passant par le Congrès fondateur de la CGT en 1895, le travail rémunéré et la pleine réalisation de sa valeur et de son potentiel sont au centre de toutes les revendications.
Tout le monde est donc d’accord : le travail rémunéré est cette activité essentielle qui exprime notre humanité, ce qui nous lie aux autres, ce qui nous définit et nous permet de nous réaliser. Demander à un enfant ce qu’il veut faire quand il sera grand, c’est s’assurer qu’il grandit correctement, qu’il quitte son état de nature pour devenir humain, qu’il est bien en train de se réaliser.
… mais indiscutable pour autant ?
Toutes les idées qui tentent de questionner ce récit sont en général immédiatement accusées de précipiter l’individu dans la paresse et l’assistanat (revenu universel, réduction du temps de travail, semaine de 4 jours…). Pourtant, cela ne fait que 250 ans que le travail rémunéré a pris cette place centrale dans nos vies, c’est peu sur 300 000 ans d’existence de l’espèce. D’autres récits sont possibles.
D’ailleurs, on ne peut nier qu’il y a un malaise grandissant autour du travail : “quiet quitting”, recherche de sens, sortie du salariat… Une étude réalisée en 2022 par l’Ifop a montré qu’une part non négligeable des Français salariés prennent leurs distances avec le travail parce qu’ils s’estiment perdants au regard de leur investissement au travail (ils sont près d’un sur deux aujourd’hui contre un sur quatre il y a trente ans).
Peut-être que ce récit est en train de se transformer, qu’il y a aujourd’hui un conflit d’identité entre celle que nous accole le travail rémunéré depuis tout petit (« Qu’est ce que tu voudrais faire quand tu seras plus grand ? ») et celle à laquelle on aspire.
Souviens-toi de la voix off entêtante de Tyler Durden dans Fight Club : “You're not your job. You're not how much money you have in the bank. You're not the car you drive. You're not the contents of your wallet. You're not your fucking khakis.”
Pourrait-on s’autoriser à questionner la place du travail rémunéré dans nos sociétés ? Peut-être y trouvera-t-on “le soupçon d’autre chose”, ce sera toujours ça de gagné.
Sans doute, rien n’est plus naturel, aujourd’hui, que de voir des gens travailler du matin au soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au café, et en bavardages, le temps qui leur reste pour vivre. Mais il est des villes et des pays où les gens ont, de temps en temps, le soupçon d’autre chose. En général, cela ne change pas leur vie. Seulement, il y a eu le soupçon et c’est toujours cela de gagné. Oran, au contraire, est apparemment une ville sans soupçons, c’est-à-dire une ville tout à fait moderne.
Albert Camus, La peste (1947)
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Romain