#6 - Liberté de consommer : un mythe du XXe Siècle
Consommer est-il vraiment un choix ? Ce nouveau récit remet en question ce que nous croyons savoir sur nos habitudes de consommation.
Hello les amis👋,
C’est Romain de snooze, le mail qui tente, tous les 15 jours, de décrypter un mythe, une représentation bien ancrée dans notre quotidien et dont on dit parfois “qu’est ce que tu veux, c’est comme ça, on a toujours fait comme ça…”, bref on snooze.
🧚 Le mythe du jour : la consommation est l'expression de notre liberté
Nous vivons dans des sociétés libres où nous pouvons nous procurer ce qu'on veut.
Nos choix de consommation définissent notre statut social
La “consommation des ménages” est au centre des discours politiques, de la théorie économique et de nos vies quotidiennes. Normal, puisqu’elle représente 55% du PIB. Mais est-on au clair sur le sujet ?
L’étymologie du terme “consommer” renvoie au latin et l’idée "d’accomplir, de mener à son terme, à son achèvement” mais il y a longtemps eu confusion sémantique entre consummare (➙ achever) et consumere (➙ consumer, détruire). Alors consommer, est-ce un accomplissement ou une destruction ?
Un récent sondage de l’ADEME reflète bien cette première contradiction : 83 % des français estiment que « les gens consomment trop », mais seulement 28 % disent trop consommer « personnellement ».
Tu vas découvrir dans ce nouveau snooze que la consommation est en réalité une construction sociale, un grand récit au centre de nos sociétés modernes et que ça vaut le coup de s’y intéresser quelques minutes.
Sommaire
L'émergence de la consommation moderne au XVIIIe siècle
Le XIXe siècle : La consommation comme symbole de statut social
Le XXe siècle : l'avènement de la consommation de masse
De l'illusion de liberté à l'obligation de consommer
L'émergence de la consommation moderne au XVIIIe siècle
Consommer c’est avant tout une destruction, “amener une chose à destruction en utilisant sa substance ; en faire un usage qui la rend ensuite inutilisable (ex :consommer des aliments, boire, manger)” selon le Robert. Les pères fondateurs de l’économie ne disent pas autre chose :
Ainsi, consommer, détruire l’utilité des choses, anéantir leur valeur, sont des expressions dont le sens est absolument le même, et correspond à celui des mots, produire, donner de l’utilité, créer de la valeur, dont la signification est également pareille. Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique (1803)
Quand nos ancêtres chassaient, ils détruisaient un mammouth pour se tailler une bavette. En ce sens, l’Homme consomme depuis 300 000 ans.
Si l’on considère le sens plus moderne d’“acquérir un bien, un service pour satisfaire un besoin” alors c’est plus complexe. Pendant des siècles, une grande partie des échanges se faisait en nature, les biens s’échangeaient, les marchands réparaient, transformaient des objets ayant déjà vécus, faisaient de l’occasion comme on dirait aujourd’hui.
Bien entendu, les volumes n’étaient pas comparables. Dans un récent épisode de Chaleur Humaine, l’économiste Benoît Heilbrunn raconte qu’au Moyen-Âge un individu était confronté à 200 objets au cours de son existence alors qu’aujourd’hui nous sommes confrontés quotidiennement à 20 000 objets !
Le premier tournant dans l’histoire de la consommation survient à la fin du XVIIIe siècle lorsque le pouvoir d’achat augmente peu à peu :
De nouveaux produits (meubles, vaisselle et couverts, vêtements de coton, bière, rasoirs, jouets...), fabriqués en France ou provenant des colonies, font leur entrée dans des foyers de plus en plus nombreux. Cela transforme les pratiques de consommation de la vie quotidienne. Marie-Emmanuelle Chessel, Histoire de la consommation (2012)
Le XVIIIe siècle, c’est également la naissance de la théorie économique. Jean-Baptiste Say, encore lui, énonce sa fameuse loi sur les débouchés : l’offre crée sa propre demande, c’est la production qui engendre la consommation. On l’a déjà vu à propos du travail, la théorie économique, dans la foulée des Lumières, fait de la production et de la transformation de la nature le propre de l’Homme.
Être humain, c’est produire et donc consommer :
On vante les lacédémoniens parce qu’ils savaient se priver de tout, ne sachant rien produire. C’est une perfection qui est partagée par les peuples les plus grossiers et les plus sauvages ; ils sont peu nombreux et mal pourvus. En poussant ce système jusqu’à ses dernières conséquences, on arriverait à trouver que le comble de la perfection serait de ne rien produire et de n’avoir aucun besoin, c’est-à-dire, de ne pas exister du tout. » Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique (1803)
Cette idée va prendre son envol jusqu’à faire de la consommation le propre de la bourgeoisie. Au cours du XIXe siècle, la consommation va devenir un marqueur social.
Le XIXe siècle : La consommation comme symbole de statut social
Augmentation de la production, urbanisation, révolution industrielle… la transformation du système économique au XIXe siècle touche également la publicité et la distribution. C’est le début des almanachs de commerce, des affiches publicitaires et des grands magasins.
Rien qu’à Paris, sont fondés le Bon Marché (1852), les Grands Magasins du Louvre (1855), le Bazar de l'Hôtel de Ville (1856), le Printemps (1863), la Samaritaine (1865) et les Galeries Lafayette (1893). Le premier salon du vélo a lieu en 1869, celui de l’automobile en 1898 et bien sûr l’Exposition universelle en 1900 qui fait la promotion d’un nombre incroyable d’objets et d’inventions.
Au delà du symbole, l’importance du phénomène doit être relativisée car il est encore relativement limité :
La culture matérielle des consommateurs bourgeois ne se réduit pas aux achats de nouveautés qu'ils font dans les grands magasins. Elle comprend aussi les objets qu'ils produisent eux-mêmes ou qui leur sont donnés, ceux dont ils héritent ou encore ceux qu'ils achètent dans les ventes aux enchères. La grande majorité des consommateurs populaires, quant à eux, fréquentent peu les grands magasins. Marie-Emmanuelle Chessel, Histoire de la consommation (2012)
Ce qui est sûr en revanche, c’est qu’on assiste à la naissance d’une nouvelle culture de consommation bourgeoise. Peu à peu, l’usage de la consommation devient une façon d’asseoir son statut social jusqu’à l’outrance. Tel Gatsby le magnifique, la bourgeoisie commence à amasser un certain nombre de biens non plus pour leur utilité mais pour leur signification sur l’échelle sociale.
A la toute fin du XIXe siècle, l’économiste et sociologue américain Thorstein Veblen va analyser ce phénomène et mettre en lumière l’effet de comparaison qui nous pousse à consommer toujours plus pour s’élever socialement :
Dans toute société où chacun détient ses propres biens, il est nécessaire à l'individu, pour la paix de son esprit, d'en posséder une certaine quantité, la même que possèdent ceux de la classe où on a coutume de se ranger. (…) Toute classe est mue par l’envie de rivaliser avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin. Thorstein Veblen, Théorie de la classe de loisir (1899)
L’ouvrage de Veblen a été publié en 1899, et résonne comme une prophétie sur la course folle que ce phénomène allait déclencher au XXe siècle.
L’image qui me vient immédiatement à l’esprit est la scène géniale de la carte de visite dans American Psycho où Christian Bale alias Patrick Bateman compare sa carte de visite à celles de ses associés du très chic fond d’investissement Pierce & Pierce.
C’est la présence de filigranes sur la carte de Paul Allen qui va provoquer chez Bateman une intense crise d’angoisse et de dégringolade sociale : “😱 Oh, my God. It even has a watermark”…
Le XXe siècle : l'avènement de la consommation de masse
La consommation de masse se développe aux USA dans les années 20, des voitures et des réfrigérateurs sont alors vendus par millions. Il faut attendre la fin de la guerre et les années 1950 pour voir arriver le phénomène en France et la diffusion des biens produits en série. Il fallait bien faire plaisir à Gudule :
🎶 Ah, Gudule
Viens m'embrasser
Et je te donnerai
Un frigidaire, un joli scooter, un atomixer, et du Dunlopillo. Une cuisinière, avec un four en verre, des tas de couverts et des pelles à gâteau.Boris Vian, la complainte du progrès (1956)
En 1954, 8% des ménages ont une machine à laver, 7% un réfrigérateur et 1% une télévision, en 1975 ils sont respectivement 69%, 88% et 83% ! Les hyper-marchés se remplissent de marchandises et les jeunes couples meublent leur foyer de toutes sortes de « choses » comme dans le roman de Perec : « Ils auront les pièces immenses et vides, lumineuses, les dégagements spacieux, les murs de verre, les vues imprenables. Ils auront les faïences, les couverts d’argent, les nappes de dentelle, les riches reliures de cuir rouge. Ils n’auront pas trente ans. Ils auront la vie devant eux. ». C’est le début de l’ère des objets dans laquelle Annie Ernaux a grandi et qu’elle raconte dans son roman, « Les années » :
À raison d’un pot par jour, un an n’aurait pas suffi à essayer toutes les sortes de yaourts et de desserts lactés. Il y avait des dépilatoires différents pour les aisselles masculines et féminines, des protège-strings, des lingettes, des « recettes créatives » et des « petites bouchées rôties » pour les chats, divisés en chats adultes, jeunes, seniors, d’appartement. Rien du corps humain, de ses fonctions, n’échappait à la prévoyance des industriels. Les aliments étaient soit « allégés » soit « enrichis » de substances invisibles, vitamines, oméga 3, fibres. Annie Ernaux, Les années (2008)
Les marques américaines font fureur : Gilette, Frigidaire, Kellog’s Corn Flakes, Coca-Cola…Pour trouver des débouchés à cette production gargantuesque, les américains inventent le marketing : l’art de fabriquer des marchés (et donc des besoins). Rien d’étonnant à ce succès des produits américains puisque depuis le début du plan Marshall en 1947, les Etats-Unis prêtent des milliards à l’Europe et en échange les européens doivent importer un montant équivalent de produits américains.
L’American Way of Life s’exporte partout et la consommation de masse devient rapidement un emblème du monde libre en opposition à l’empire communiste.
150 ans avant, Jean Baptiste Say nous disait que consommer c’était exister, durant les Trente-Glorieuses les américains nous ont convaincus que consommer c’était être libre.
De l'illusion de liberté à l'obligation de consommer
Cinquante ans plus tard, consommer est un acte total. Un français utilise en moyenne 14 tonnes de matériaux par an pour satisfaire sa consommation, 99% des ressources prélevées dans la nature deviennent des déchets en moins de 42 jours, chaque année 3,3 milliards de vêtements sont mis sur le marché en France (48 pièces par habitant), on pourrait nourrir 1 milliard de personnes avec la nourriture que l’Europe jette chaque année…
Comment en-est on arrivé là ? C’est Veblen qui avait peut-être raison dès la fin du XIXe siècle.
Pour nourrir une forte croissance, il faut produire beaucoup, pour produire beaucoup il faut vendre tout autant. Or il est clair que les besoins primaires des Sapiens ne sont pas illimités. Le grand récit autour de la consommation a consisté à montrer qu’il n’était plus question d’acheter un objet pour sa valeur d’usage (« j’ai besoin de me déplacer ») mais plutôt de consommer l’objet pour sa valeur sociale, ce qu’il va dire de nous, de notre position sociale (« je me dois de rouler en Volvo XC40 »).
Et tu sais quoi ? Ce n’est pas un jugement moral puisqu’on fait tous ça, on est bien obligés. Loin de la consommation emblème du monde libre, Baudrillard montre dès 1970 que consommer est devenu un devoir social, c’est ce qu’on attend de nous et on l’a parfaitement intégré :
Encore une fois, la consommation est un travail social. Le consommateur est requis et mobilisé comme travailleur à ce niveau aussi (autant peut-être aujourd'hui qu'au niveau de la « production »). (…) Cette mystique bien entretenue (et en tout premier lieu par les économistes) de la satisfaction et du choix individuels, où vient culminer toute une civilisation de la « liberté », est l'idéologie même du système industriel, en justifie l'arbitraire et toutes les nuisances collectives : crasse, pollution, déculturation – en fait le consommateur est souverain dans une jungle de laideur, où on lui a imposé la liberté de choix. Jean Baudrillard, La société de consommation (1970)
Au fur et à mesure que le XXe siècle avançait, que « les années » passaient, la consommation est devenue la forme incontestée de nos existence, la vraie vie :
L’imagination commerciale était sans bornes. Elle annexait à son profit tous les langages, écologique, psychologique, se parait d’humanisme et de justice sociale, nous enjoignait de « lutter tous ensemble contre la vie chère », prescrivait : « faites-vous plaisir », « faites des affaires ». Elle ordonnait la célébration des fêtes traditionnelles, Noël et la Saint-Valentin, accompagnait le ramadan. Elle était une morale, une philosophie, la forme incontestée de nos existences. La vie. La vraie. Auchan. Annie Ernaux, Les années (2008)
Conclusion
De nombreuses initiatives existent pour tenter de faire évoluer le récit de la consommation même si ce n’est pas si facile. La récente publicité de l’Ademe, les « dévendeurs » était intéressante à ce titre.
Si tu veux creuser un peu, voici trois liens pour aller plus loin :
La page de l’Ademe pour évaluer son besoin avant d’acheter
Le manifeste de la société Loom, une entreprise de prêt à porter qui repense le récit traditionnel : pas de pub, pas de promos, pas de collections !
L’édition du plongeoir sur l’économie de la fonctionnalité : « Vendre l'usage plutôt que la propriété peut permettre de créer des produits plus durables et plus profitables. »
Ensuite ?
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Romain