#20 - Les fausses promesses du développement personnel
Et si cette quête individuelle de liberté et de dépassement de soi renforçait en fait les normes qu'elle prétend briser ?
Bonjour tout le monde 👋,
C’est Romain de snooze.
Tous les 15 jours, snooze essaye de déconstruire un mythe, un grand récit de notre société.
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🧚 Le mythe du jour
Le développement personnel est un formidable outil de motivation.
Il aide les gens à se dépasser, à mieux se connaître et donc à donner le meilleur d'eux-même.
Le développement personnel nous promet une chose simple : le bonheur.
Comment ?
En nous aidant à prendre notre vie en main, à sortir de notre zone de confort, à adopter des routines de vie millimétrées, à faire des centaines d’abdos ou à utiliser de nouvelles applications.
Pourtant, notre santé mentale ne cesse de se dégrader.
Est-on vraiment sûr que cette injonction à nous “développer” vise à nous rendre plus heureux ?
Je vous propose de creuser un peu pour comprendre ce que cette quête de développement révèle sur nous… et sur le système dans lequel on vit.
💪 Allez, on y va, on se motive, go go go go ! 💪
Sommaire
Brève histoire du développement personnel
“Si tu veux, tu peux” : le développement personnel ou la charge du bonheur
Liberté ou servitude ? Les contradictions du développement personnel
Repenser le bonheur
Mais alors on fait quoi ?
Brève histoire du développement personnel
Autant le préciser d’emblée : le développement personnel ne doit pas être confondu avec les approches rigoureuses qui accompagnent les individus dans une véritable réflexion sur eux-mêmes que ce soit dans une logique thérapeutique, professionnelle ou intellectuelle (psychologie, reconversion, philosophie, etc.).
Le développement personnel n’est pas une méthode interrogative mais “un ensemble de pratiques visant à l’amélioration de la qualité de vie, le développement des talents et potentiels”.
Difficile de dater les débuts du développement personnel, mais on cite souvent comme références les ouvrages de Benjamin Franklin. Dès le XVIIIe siècle, il s’enrichit en publiant des ouvrages regorgeant de conseils sur la manière de gagner de l'argent.
Dans un autre genre, Émile Coué et sa fameuse méthode rencontre aussi un succès important durant l’entre-deux-guerres.
Mais c’est dans la contre-culture des années 60, que le développement personnel trouve vraiment sa source. Dans certains mouvements contestataires, une quête nouvelle de sens et de spiritualité commence à se développer.
Inspirées de traditions spirituelles orientales, de nouvelles pratiques (rebirth, le rolfing, respiration holotropique…) apparaissent et donnent peu à peu naissance au mouvement New Age, que Marilyn Ferguson théorisera plus tard dans son best-seller Les Enfants du Verseau (1980) comme l'apparition d'un nouveau paradigme culturel, annonciateur d'une ère nouvelle dans laquelle l'humanité parviendra à réaliser une part importante de son potentiel, psychique et spirituel.
Émile Coué sous-entendait déjà qu’on pouvait trouver le bonheur en soi-même mais le New Age va plus loin.
Il développe l'idée selon laquelle l'humain a un potentiel caché qu'il doit découvrir, mettre à jour, pour obtenir de nouveaux pouvoirs.
C'est à ce moment-là que naît le fameux mythe des 10 %.
L’humain n’utiliserait son cerveau qu’à 10% de ses capacités. Luc Besson en a même fait un film :
Mais le problème avec cette théorie, c’est qu’elle est fausse.
C’est pourtant à partir de cette idée de “potentiel humain” que sont nés beaucoup de concepts phares du développement personnel.
“Si tu veux, tu peux” : le développement personnel ou la charge du bonheur
Dans le dernier snooze, j'ai montré comment la logique méritocratique visait à reporter la charge de la réussite et de l'échec sur l'individu uniquement.
C'est la même logique qui est à l’oeuvre avec le développement personnel. Cette industrie véhicule une promesse simplifiée à l'extrême :
Le succès et le bonheur dépendrait uniquement de la volonté individuelle.
Je reformule.
Si vous n'êtes pas heureux ou que vous avez l'impression de rater votre vie, c'est que vous vous levez trop tard, que vous n'avez pas la bonne routine matinale ou que vous mangez mal.
En tout cas, c’est que vous n’êtes pas très déterminé parce que la recette du bonheur est là, à portée de cartes bancaires. Il suffit d’acheter le livre, de s’inscrire à la formation, de participer à cette retraite, de suivre ce compte Instagram…
De la même façon qu'il existe des canons de beauté imposés par la société, il existe maintenant des canons psychologiques : l’individu idéal se doit d’être résistant, résilient, souriant, performant…
Aujourd’hui, le bonheur est un choix. Il suffit de passer à l’action !
Réussite et bonheur vont forcément de pair.
C’est loin d’être évident quand on y pense. Il y a, dans un roman que j’adore, cette citation à propos d’un jeune paysan qui poursuit de brillantes études de médecine :
Personne ne sait s’il y fera son bonheur, mais ce n’est pas de bonheur que s’inquiète la lumière : elle veut briller, et rien de plus.
Ernst Wiechert, Les enfants Jéromine (1945)
On retrouve ces injonctions partout.
Dans les films.
Un seul exemple.
“A la recherche du bonheur” avec Will Smith : un père sans-abri finit, à force d’effort et de persévérance, par atteindre la réussite et donc le bonheur (à savoir un poste de courtier à Wall-Street).
Tous les principaux ingrédients du développement personnel sont présents : chacun doit se lancer dans la course à la réussite (et donc au bonheur) et seuls les plus résiliants et les plus performants auront leur place dans cette compétition.
Dans les slogans publicitaires
Cosmétiques, fringues, sport, ordinateur… les marques relaient ce discours et nous enjoignent à prendre notre bonheur et notre réussite en main :
Sur Instagram
La plupart des influenceurs fitness, business, lifestyle etc. dispense leurs conseils motivationnels sur le mode :
“Sors de ta zone de confort”, “Arrête de te trouver des excuses”, “Prends tes responsabilités” !
C’est parfois un peu culpabilisant, ils ont une solution pour nous : un stage, un séminaire, une retraite ou un programme de formation…
Dans les entreprises
Ces acteurs nouveaux se sont présentés comme des spécialistes du développement personnel. Sous leur influence, d’innombrables techniques ont vu le jour. Des stages, des séminaires, des consultations ont attiré un public de plus en plus large. Les manuels de développement personnel ont inondé les rayons des librairies. Un véritable marché de l’épanouissement s’est constitué. De son côté, le monde de l’entreprise a commencé à s’intéresser au développement personnel. Les directions des ressources humaines ont compris le parti qu’elles pouvaient en tirer pour dynamiser les salariés.
Michel Lacroix, Se réaliser Petite philosophie de l’épanouissement personnel (2009)
Ce lien entre développement personnel et performance du travailleur ne date pas d’hier.
Dale Carnegie, l’un des pères fondateurs du développement personnel aux Etats-Unis (son livre How to Win Friends and Influence People s’est vendu à plus de 40 millions d’exemplaires dans le monde), utilisait surtout ses méthodes pour former des commerciaux.
Les pratiques de développement personnel se développent main dans la main avec les théories de management.
Un employé résistant, résilient, souriant… est un employé performant ! L’entreprise attend de ses employés qu’ils arrêtent de se trouver des excuses, qu’ils prennent leurs responsabilités, qu’ils se retroussent les manches…
Qu’ils choisissent d’être performant pour être heureux.
Le remède au désenchantement et à l'ennui des journées de travail répétitives ne réside plus comme dans les années 1960 dans le fait de « drop out», de « décrocher » de la société capitaliste pour s'adonner à l'exploration de soi, mais dans le fait de se réaliser par le travail. Autrement dit, le capitalisme tardif laisse penser aux employés que c'est en réalisant les buts de l'entreprise qu'ils se réalisent eux-mêmes, aboutissant à un enrôlement total des subjectivités des sujets, les encourageant à mener un travail perpétuel sur eux-mêmes pour répondre aux exigences de compétitivité et de productivité de l'entreprise.
Zineb Fahsi, Le yoga, nouvel esprit du capitalisme (2023)
Les entrepreneurs sont d’ailleurs les premiers à relayer ces nouvelles techniques. Ils adorent détailler leurs routines matinales, leur “productivité hacks” et leurs recettes pour être plus épanouis.
Ceux sont souvent les mêmes qui louent le “mindset” des américains, toujours positifs, à l’inverse du français qui est râleur et donc pas productif.
Liberté ou servitude ? Les contradictions du développement personnel
Le plus troublant dans cette histoire, ce n’est pas tant que les pratiques de développement personnel soient probablement inefficaces (ça se saurait s’il existait des méthodes standardisées pour gagner de l’argent ou pour être heureux non ?), mais c’est qu’elles prônent une libération de l’individu.
Elles promettent plus d’autonomie et de liberté alors même qu’elles enferment l’individu dans un canon psychologique contraignant et, comme le mythe méritocratique, le force à se remettre seul en question :
La manipulation consiste à faire croire aux lecteurs ou aux clients qu’il s’agit de se “libérer” alors même qu’il s’agit de se régler, de se discipliner, volontairement et avec pugnacité.
Julia de Funès, Développement (im)personnel (2020)
Cela détourne son attention du système, de la société dans lequel il évolue.
Conditions de travail, modes de management, répartition des richesses, systèmes de redistribution, normes sociales etc. tous ces éléments sont mis de côté et notre attention est focalisée sur nous, notre développement, nos routines, notre hygiène…
Contrairement à ce qu’il promet, le développement personnel ne nous aide pas à changer le monde, il nous empêche de le faire.
Repenser le bonheur
Le développement personnel, en s’érigeant en solution universelle, perpétue un récit solidement ancré : l’amélioration de la société dépend uniquement de l’amélioration des individus.
Cette vision individualiste réduit les aspirations humaines à une quête de bien-être personnel. Peut-on être réduit à cela ?
L’amélioration des sociétés peut-elle se limiter à une somme d’épanouissements individuels ?
Le véritable épanouissement ne réside-t-il pas plutôt dans notre capacité à bâtir une société plus juste, à porter une attention sincère aux autres, et à se mobiliser pour des causes qui nous transcendent ?
Le véritable épanouissement ne réside-t-il pas plutôt dans notre ouverture, notre conscientisation du monde ?
Ce n'est pas d'être heureux que je souhaite maintenant, mais seulement d'être conscient. On se croit retranché du monde, mais il suffit qu'un olivier se dresse dans la poussière dorée, il suffit de quelques plages éblouissantes sous le soleil du matin, pour qu'on sente en soi fondre cette résistance. Ainsi de moi. Je prends conscience des possibilités dont je suis responsable. Chaque minute de vie porte en elle sa valeur de miracle et son visage d'éternelle jeunesse.
Albert Camus, Carnets I (1962)
Mais alors on fait quoi ?
Questionner sa propre définition de la réussite et du bonheur. Prendre le temps de réfléchir à ce que « réussir » et « être heureux » signifient réellement pour nous. Ces notions sont souvent influencées par des normes sociales ou culturelles qui ne correspondent pas toujours à nos valeurs ou aspirations profondes.
Passer du développement personnel au développement collectif ? Essayer de se focaliser sur les systèmes qui nous entourent : les conditions de travail, les inégalités, les normes sociales. Ce sont des causes communes que l’on partage souvent avec d’autres.
concentrer moins sur son propre épanouissement et plus sur celui des autres pourrait être une piste. Participer à des projets communs, partager ses compétences, ou s’engager dans des actions solidaires, c’est aussi une façon de grandir, mais ensemble. Cela ne résoudra pas tout, mais ça peut donner du sens, et parfois, c’est déjà beaucoup.
Regarder Le business du bonheur.. Il n’est pas disponible gratuitement mais si vous en avez l’occasion, je vous conseille ce doc passionnant (il y a un live Twitch commenté ici)
Prendre soin de sa santé mentale. La santé ce n’est pas uniquement la santé physique.
Aller voir un psy n’est pas tabou. Plutôt que de chercher des réponses dans le développement personnel, consulter un professionnel quand ça ne va pas.
Générique (par ordre d’apparition)
Ernst Wiechert, Les enfants Jéromine (1945)
Luc Besson, Lucy (2014)
Gabriele Muccino, A la recherche du bonheur (2007)
Michel Lacroix, Se réaliser, petite philosophie de l’épanouissement personnel (2009)
Zineb Fahsi, Le yoga, nouvel esprit du capitalisme (2023)
Julia de Funès, Développement (im)personnel (2020)
Albert Camus, Carnets I (1962)
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À très vite 👋,
Romain
Une étude (sérieuse ?) a démontré que le bonheur était directement lié au nombre et à la qualité de relations amicales que l'ont peut avoir : https://www.washingtonpost.com/news/inspired-life/wp/2016/03/02/harvard-researchers-discovered-the-one-thing-everyone-needs-for-happier-healthier-lives
D'autres démontrent que 50% de notre capacité à ressentir le bonheur est inscrit dans nos gênes. Encore un beau duel inné vs. acquis :p
Très pertinent. J’ai assisté récemment à une conférence de Mohammed Taleb sur le thème « pour en finir avec le développement personnel ». Ses conclusions vont dans le même sens. Il va même plus loin. Pour lui (je simplifie à outrance) nous devons relier les hommes et nous reconnecter à l’anima mundi.