#26 - Vit-on vraiment en démocratie ?
Face aux institutions non représentatives et au pouvoir des entreprises, les décisions essentielles échappent-elles de plus en plus aux citoyens ?
Hello tout le monde 👋,
C’est Romain de snooze, la newsletter qui décrypte tous les 15 jours un mythe moderne ancré dans notre quotidien.
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🧚 Le mythe du jour : la démocratie
Depuis 1945, nous vivons dans la forme la plus aboutie de la démocratie : le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple.
On peut faire quasiment ce qu'on veut et on a le droit de vote !
Je reconnais que ce n'est pas si simple de définir la démocratie.
Pour la plupart, on a sûrement une définition un peu vague en tête. C’est peut-être plus simple de définir ce qu’elle n’est pas.
Une dictature c'est quand les gens sont communistes, déjà. Qu'ils ont froid, avec des chapeaux gris et des chaussures à fermeture éclair. C'est ça, une dictature, Dolorès.
Michel Hazanavicius, OSS 117, Rio ne répond plus
À la façon d’Hubert, on dirait qu’une démocratie, c’est quand on peut voter librement de temps en temps, qu'on est libre de critiquer qui on veut et que la police ne met pas son nez dans nos affaires.
Comme tous les récits modernes que je traite sur snooze, ce n'est pas un sujet qu'on a l’habitude de questionner.
Bien sûr, on sait bien que le système n'est pas parfait. On se souvient que Churchill a dit un jour que la démocratie était le pire des régimes, à l'exception de tous les autres.
Et on est plutôt d’accord, au fond.
Au moment où Trump et Musk sont à la tête du monde libre, où les défis climatiques, économiques et sociaux exigent une réponse collective urgente, il m’a quand même semblé important d'interroger ce récit fondateur.
Et si, en réalité, notre démocratie n'était pas exactement celle que nous croyons qu'elle est ?
On vote de temps en temps, mais influence-t-on réellement les politiques publiques ? Avons-nous vraiment un pouvoir sur les enjeux économiques, climatiques ou technologiques majeurs de notre époque ?
Et si le vrai chantier démocratique était encore devant nous ?
Allez Dolorès, penchons-nous réellement sur le sujet…
Sommaire
Élections : l'illusion démocratique ?
Démocratie vs. état de droit
Le pouvoir hors des urnes
Privatisation du pouvoir, confiscation démocratique
Reprendre le contrôle, réinventer la démocratie
Élections : l'illusion démocratique ?
Ce qu’on appelle démocratie aujourd’hui dans nos sociétés occidentales trouve principalement ses racines dans les révolutions anglaise, américaine et française.
Mais contrairement à ce qu’on pourrait croire, la démocratie n’a pas été l’inspiration première des pères fondateurs.
Après des siècles de monarchie, persiste l'idée selon laquelle seuls ceux issus d'une certaine élite sont aptes à gouverner. John Adams, le deuxième président américain, explique par exemple que la loi, en démocratie, doit être écrite, non par l’ensemble du peuple, mais par « quelques-uns des meilleurs et des plus sages ».
Dans ce qu’elle permet de légitimer les gouvernants tout en assurant le maintien d’une élite sachante au pouvoir, l’élection est apparue, au XVIIIe siècle, comme le mode de désignation idéal.
Elle garantit une légitimité populaire tout en assurant le maintien d'une aristocratie élue plutôt qu'héréditaire.
C’est encore le cas aujourd’hui puisque selon l’observatoire des inégalités, l’assemblée compte 6 % d’ouvriers-employés, alors que ces catégories représentent 45 % de la population active.
Les classes les plus nombreuses sont aussi celles qui votent le moins.
Selon l’Insee, il y a 20 points d’écart entre cadres et ouvriers sur la proportion des inscrits qui votent systématiquement en 2022, contre 17 points en 2002 et 13 points en 2012.
Notre système électoral ne permet pas aujourd’hui de traduire la volonté du peuple en décisions politiques.
Alors oui des élections libres sont une conditions nécessaires à la démocratie mais ce n’est pas une condition suffisante.
Démocratie vs. état de droit
En 2018, le politiste américano-allemand Yascha Mounk a établi une distinction qui va nous aider.
Selon lui il faut distinguer :
démocratie : les institutions qui traduisent dans les faits la volonté populaire en politiques publiques (élections…)
état de droit : les institutions qui protègent les libertés individuelles pour tous les citoyens.
Il existe (ou a existé ?) des régimes qui allient les deux mais, selon Mounk, les sociétés modernes basculent souvent d’un côté ou de l’autre.
Le premier présupposé majeur de l'ère d’après-guerre n’est pas fondé : le libéralisme (“état de droit”) et la démocratie ne marchent pas la main dans la main d’une manière aussi naturelle que de nombreux citoyens - et de nombreux chercheurs - l’ont cru.
Yascha Mounk, Le peuple contre la démocratie (2018)
Les démocraties sans liberté
Certaines démocraties dérivent vers le populisme et protègent de moins en moins les libertés individuelles.
Il suffit de voir les premières semaines de Trump à la Maison Blanche: dénonciation publique de ses opposants comme « ennemis de l’intérieur », arrestations de manifestants accusés d’insurrection, mise au pas des administrations publiques et attaques répétées contre les minorités, notamment transgenres et migrantes.
C’est très inquiétant.
Sans compter que symétriquement, une seconde dérive est à l’oeuvre.
Les états de droit sans démocratie
Certains régimes qui, sur le papier allient démocratie et état de droit, ne sont pas si démocratiques qu’on pourrait le penser :
Et c’est vrai que nos démocraties deviennent de plus en plus anti-démocratiques à mesure que des personnes non-élues prennent des décisions à la place de nos représentants (juges dans le cas où l’affaire n’est pas réglé politiquement, lobbies, conseil d’Etat, agence nationale, banque centrale..).
Yascha Mounk, Le peuple contre la démocratie (2018)
De quoi s’agit-il ? Qui sont ces personnes non élues qui prennent des décisions à notre place ?
Le pouvoir hors des urnes
Face à la complexité, à la diversité des décisions à prendre et au refus de confier ce pouvoir aux intéressés localement, de nombreuses questions ont été soustraites à la discussion politique.
Les autorités indépendantes
De plus en plus d’agences gouvernementales ou d’autorités indépendantes ont pour mission de réguler, de contrôler et de sanctionner certaines initiatives.
De qui s’agit-il ? Des Architectes des bâtiments de France, de l'Autorité de la concurrence, de l'Arcom, de l’Autorité des marchés financiersde la Haute Autorité pour la Transparence de la Vie Publique, du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État…
On entend par exemple souvent des élus se plaindre des décisions des Architectes des Bâtiments de France qui ont le pouvoir de bloquer ou de refuser certains projets.
À cela s’ajoute la bureaucratie qui oblige les fonctionnaires à devoir parfois interpréter des lois ambiguës ou mal conçues et donc à décider à la place des élus.
L’enjeu n’est pas ici de critiquer les décisions prises par telle ou telle agence, mais plutôt de souligner que toutes les décisions qu’elles prennent se font hors de tout contrôle démocratique direct.
Les organisations internationales
Les organisations internationales constituent un autre exemple marquant de cette tendance.
Les banques centrales, par exemple, bénéficient depuis les années 1970 d'une indépendance accrue leur permettant de définir les politiques monétaires sans intervention politique directe.
De même, l'adhésion à des traités internationaux ou à des organisations comme l’OMC ou le FMI implique pour les États la perte partielle de leur souveraineté (notamment en matière de taxes, de types de produits que l’on peut accepter sur son sol…)
Là encore, certains choix cruciaux pour une nation sont aujourd'hui faits par des technocrates non élus, par le système lui-même en quelque sorte.
Et les populistes de tout bord savent très bien tirer parti de ce manque de démocratie pour se faire élire.
Mais la plus grande confiscation démocratique est ailleurs.
Les entreprises
Au cours du XXᵉ siècle, les entreprises ont pris conscience qu’elles disposaient d’un puissant levier pour préserver ou accroître leurs intérêts : la propagande.
Dès les années 1930, l’industrie du tabac a ainsi élaboré les bases des stratégies de lobbying modernes en utilisant notamment la manipulation de l’opinion publique, voire la désinformation scientifique, afin de protéger et maximiser ses profits.
Sous l’impulsion d’un mauvais génie américain des relations publiques, l’industrie du tabac s’est transformée en « manufacture du doute », en machine à détruire la connaissance, en chaîne de production de l’ignorance. À sa suite, des pans entiers de l’industrie se sont mis à manipuler la science à leur avantage et à produire des « faits alternatifs » dans le seul but de disculper produits toxiques et pratiques nocives.
Stéphane Horel, Lobbytomie (2018)
Aujourd’hui, ces pratiques d’influence sont largement généralisées.
Le preuve…
En 2023, le ministère de la Santé a annulé la campagne “lorsqu’on boit des coups, notre santé prend des coups” sous la pression du lobby de la filière viticole.
En janvier, 46 journalistes ont révelé qu’en amont du vote sur les polluants éternels, de nombreux arguments instillés dans le processus de décision publique par les géants du secteurs étaient “faux, trompeurs et potentiellement malhonnêtes”.
Il y a un mois, Le Monde et Radio France ont montré que l’Elysée et Matignon avaient laissé Nestlé commercialiser des eaux non conformes à la réglementation au détriment de la santé des consommateurs.
Il y a une semaine, l’industrie du tabac a été prise en flagrant délit de promotion illégale et d’influence auprès des jeunes consommateurs sur les réseaux.
Il y a quelques jours, le gouvernement proposait de ré-autoriser le plastique dans les cantines scolaires sous la pression de Plastalliance, l’organisme représentant les industriels du plastique.
Hier, Carrefour a été assigné en justice par Bloom et Foodwatch France qui dénoncent la vente massive de thon en conserve contaminé au mercure, issu de pratiques de pêche extrêmement lucratives mais destructrices de l’environnement et qui violent les droits humains dans de nombreux pays.
Les faits sont là : quand on y pense, les entreprises pèsent lourd dans la façon dont on mange, dont on boit, dont on vit, dont on meurt…
Privatisation du pouvoir, confiscation démocratique
Dans un système capitaliste et libéral, les entreprises bénéficient d’une importante liberté économique pour gérer leurs affaires.
Plus une entreprise est importante, plus sa stratégie va avoir un impact fort et direct sur les citoyens.
Si la démocratie se fonde précisément sur l'idée selon laquelle les gens devraient collectivement délibérer sur des sujets qui affectent leurs destins collectifs, sans pour autant qu'un tel processus décisionnel vienne paralyser l'utilisation des ressources présentes dans une société, la question centrale est donc de savoir si les décisions privées prises par les propriétaires des entreprises capitalistes ont de lourdes conséquences collectives sur leurs employés et les personnes qui ne travaillent pas directement.
Erik Olin Wright, Utopies réelles (2010)
C’est une question légitime.
Pourquoi est-il généralement admis que personne ne devrait s’immiscer dans les décisions d’une entreprise alors même que ces décisions vont avoir des conséquences pour des dizaines, des milliers voire des millions de gens ?
A-t-on voté pour un monde tout-voiture ?
A-t-on voté pour avoir des polluants éternels dans nos assiettes ?
A-t-on voté pour avoir de la 5G ?
A-t-on voté produire des tomates en hiver ?
A-t-on voté pour que l'avion coûte moins cher que le train ?
A-t-on voté qu’on détruise la faune et la flore des océans pour avoir du thon en conserve ?
A-t-on voté pour que les vêtements soient fabriqués à l'autre bout du monde par des enfants ?
A-t-on voté pour être submergé de publicités et d’injonctions à sur-consommer ?
Alors oui, il y a des consommateurs. Oui ça se vend.
Parce que si on vous passe des conneries et des conneries toutes la journée vous finissez par les achetez ! Quand on pense … Qu’il suffirait qu’les gens n’les achètent plus pour que ça vende pas !
Coluche, Misère (1978)
Mais la plupart du temps ce n’est pas parce qu’on cautionne qu’on achète.
C’est parce qu’on n’a pas le choix.
Reprendre le contrôle, réinventer la démocratie
Alors oui, on a perdu le contrôle sur notre monde et on a perdu le pouvoir de décider des choses vraiment importantes.
La question que je me pose encore est la suivante : est-ce que l’Homme s’est volontairement débarrassé de ces pouvoirs encombrants et chronophages pour entrer dans le jeu, faire de l’argent et consommer ? Ou est-ce qu’il s’en est fait déposséder ?
Servitude involontaire ou servitude volontaire ?
Toujours est-il que si l’on veut parvenir à cohabiter pacifiquement dans les limites de notre planète, il va falloir prendre de grandes décisions.
Et ces grandes décisions devront être prises démocratiquement.
Soyez donc résolus à ne servir plus. Et vous voilà libres.
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire (1576)
Est-il temps de se réapproprier ce qu’on a perdu ? Pourrait-on imaginer une démocratie permettant aux citoyens de décider ce qu’ils veulent manger, ce qu’ils veulent produire, ce qu’ils veulent importer, ce qu’ils veulent détruire, comment ils veulent vivre…?
Je laisse le mot de la fin à Aurélien Berlan :
Alors, les changements révolutionnaires de vie et de société que l'on commence à percevoir comme nécessaires nous apparaîtront sous un autre jour : infiniment plus désirables que de continuer à jouir d'une liberté mutilée dans un monde dévasté.
Aurélien Berlan, Terre et liberté (2021)
Pour aller plus loin
Comment le capitalisme est devenu synonyme de liberté et de démocratie ?
Comment les choix technologiques verrouillent notre avenir ?
Comment la publicité est devenue la bible des sociétés modernes ?
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Romain