#14 - La liberté moderne : une illusion trompeuse ?
Qu'entendez-vous par "être libre" ? Et si notre conception de la liberté individuelle nous enchaîne encore davantage qu'elle ne nous libère...
Bonjour tout le monde 👋,
C’est Romain de snooze, le mail qui tente, tous les 15 jours, de décrypter un mythe, une représentation bien ancrée dans notre quotidien et dont on dit parfois “qu’est ce que tu veux, c’est comme ça, on a toujours fait comme ça…”, bref on snooze.
Tu peux aussi me suivre sur LinkedIn pour continuer la discussion ou lire les épisodes précédents..
🧚 Le mythe du jour : La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres.
Nous vivons, de plus en plus libre, dans un monde de plus en plus libre.
Notre mode de vie moderne place la liberté au centre de notre système de valeur.
Tout le monde sait ce qu'est la liberté, non ?
On ne se pose pas vraiment la question de savoir ce qu’est la liberté. On la revendique, on la défend, on se bat pour elle mais on ne l’interroge pas si souvent. La liberté est la valeur sacro-sainte et par effet miroir, la privation de liberté est la peine emblématique de nos sociétés.
On sait que la liberté est un droit naturel et imprescriptible de l'homme.
Article 4. - La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits.
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (1789)
De l'engagement citoyen dans l’Antiquité à la quête du confort individuel dans nos sociétés modernes, notre perception de la liberté a complètement changé. Mais ce glissement vers une liberté privée ne cache-t-il pas un piège insidieux ?
Et si notre obsession pour l'aisance personnelle et la délégation de nos responsabilités nous menait paradoxalement vers de nouvelles formes de servitude ?
Des démocraties grecques aux algorithmes qui régissent nos vies, je vous propose de questionner nos certitudes sur ce que signifie réellement être libre aujourd'hui.
Sommaire
La liberté : un voyage dans le temps
Le paradoxe du confort : quand la quête d'aisance entrave notre liberté
L'outil rebelle : quand nos technologies nous enchaînent
L'envers du décor : le prix caché de notre liberté moderne
Mais alors on fait quoi ?
La liberté : un voyage dans le temps
Dans les démocraties antiques, seuls les citoyens étaient réellement libres et la liberté s’exerçait pleinement dans la vie politique. Les citoyens de la Cité pouvaient décider la guerre, le bannissement ou la mise à mort de l’un des leurs. Les magistrats et les assemblées avaient donc une influence réelle sur la vie publique et même sur la vie privée et les moeurs des individus.
Dans les démocraties modernes, les citoyens n’ont plus à passer leur journée à débattre sur la place publique. Ils peuvent se consacrer à leurs affaires et à leur famille. La liberté s’exerce dorénavant dans la sphère privée.
Le but des anciens était le partage du pouvoir social entre tous les citoyens d’une même patrie : c’était là ce qu’ils nommaient liberté. Le but des modernes est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances
Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819)
Le XVIIIe siècle est marqué par l'essor de l'individualisme et des libertés individuelles. La pensée cartésienne met l'accent sur la raison et l'autonomie de l'individu, tandis que la philosophie des Lumières promeut la liberté personnelle et la responsabilité individuelle, plaçant l'individu au centre de la réflexion sociale et économique.
La sphère privée devient alors le lieu sacré de la liberté que nul n’a le droit de violer et que l’Etat doit protéger.
L’homme moderne a quelque part troqué sa capacité à influer sur la vie publique, à juger collectivement des règles de la vie en société en échange d’une certaine tranquillité personnelle, du droit de conduire ses affaires comme il l’entend.
Le commerce alors était un accident heureux, c’est aujourd’hui l’état ordinaire, le but unique, la tendance universelle, la vie véritable des nations. Elles veulent le repos, avec le repos l’aisance, et comme source de l’aisance, l’industrie.
Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819)
Le problème, c’est que viser l’aisance et la tranquillité dans notre sphère personnelle n’a pas augmenté notre liberté, bien au contraire…
Le paradoxe du confort : quand la quête d'aisance entrave notre liberté
Depuis les années 50, l’individu cherche vraisemblablement à se libérer de toute contrainte, de toute nécessité sociale, culturelle ou matérielle qui pourrait entraver son aisance personnelle.
Le monde contemporain s'est constitué à la faveur du désir d'être «délivré» de la vie politique et matérielle, c'est-à-dire «déchargé» des tâches qui vont avec. Celles-ci sont dès lors «prises en charge», donc « prises en main» par des instances dont on se met à dépendre lourdement, ce qui leur confère un pouvoir inéluctable.
Aurélien Berlan, Terre et liberté (2021)
Même s’il n’y a personne pour le faire à notre place, la sphère publique et politique est désertée de la même façon. On vote moins, on délaisse les services publics pour privilégier les alternatives privées (école, cliniques…)… On abandonne finalement notre influence publique et politique, on préfère payer et se retrancher derrière un service qui maximisera notre bonheur personnel.
The choice for mankind lies between freedom and happiness and for the great bulk of mankind, happiness is better.
George Orwell, 1984 (1949)
Aujourd’hui, notre rêve de liberté, c’est de déléguer.
Les transports, les courses, les tâches ménagères, les loisirs, la cuisine, les rencontres… Il y a toujours une solution « prête-à-consommer », une nouvelle startup, une appli, une Intelligence Artificielle, une technologie nouvelle qui pourra faire le job à notre place.
L'outil rebelle : quand nos technologies nous enchaînent
À force de vouloir nous délivrer de toutes ces tâches, nous avons simplement réduit notre capacité à faire et augmenté le nombre de nos dépendances : technologies, voitures de plus en plus grosses, GAFAM, entreprises privées…
Il serait absurde de critiquer la technologie par principe mais il est tout aussi absurde de refuser de voir l’usage caricatural qu’on en fait. Le philosophe autrichien Ivan illich a travaillé sur la question dès les années 70 et selon lui, chaque technologie passe de serviteur à despote, au-delà d’un certain seuil de mutation.
Prenez l’exemple de la voiture.
Les premières voitures ont révolutionné le transport et la liberté de circulation. Juste après la guerre, les infrastructures ne sont pas très développées mais tout d’un coup, on peut traverser la France en deux jours. Les voitures sont basiques et faciles à réparer par n’importe quel garagiste de bord de route.
Résultat ?
Le gain en termes de liberté par rapport à la situation précédente est énorme.
Aujourd’hui, notre monde a été dessiné pour et par la voiture. Il devient très difficile voire impossible de s’en passer. Les infrastructures lourdes et sur-dimensionnées (pour supporter les méga-camions de 60t ) ont marginalisé les autres moyens de transport : les piétons n’ont plus de place, les vélos ne sont plus en sécurité… Le prix et le poids des voitures ont explosé et il est dorénavant impossible de les faire réparer sauf à prendre rdv dans un garage agréé.
Résultat ? Le gain en termes de liberté par rapport à la situation précédente est nul, voire négatif si on intègre la capacité à faire qu’on a laissé sur le bord de la route.
L’outil programmé évince le pouvoir-faire de l'individu. Cette domination de l'outil instaure la consommation obligatoire et dès lors restreint l'autonomie de la personne
Ivan Illich, la convivialité (1973)
Le même phénomène s’observe avec l’ensemble des outils et technologies, passé un certain seuil de mutation, leur pouvoir libérateur s’inverse. Au lieu de nous libérer de certaines nécessités, ils multiplient nos dépendances et donc nos besoins.
Cette multiplication des besoins risque de se faire à l’infini puisqu’en déléguant leur « fabrication », on ne se rend pas compte du coût social et environnemental que ces besoins engendrent. C’est quand on ignore ce qui nous détermine, même en partie, qu’on se croit libre mais qu’on ne l’est pas :
Les hommes se croient libres pour cette seule cause qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par où ils sont déterminés.
Baruch Spinoza, Éthique (1677)
La multiplication des besoins est forcément lié avec l’argent qu’on souhaite gagner pour les assouvir. Dépassé un certain seuil, vouloir plus d’argent, c’est abandonner sa liberté :
J’adore la liberté ; j’abhorre la gêne, la peine, l’assujettissement. Tant que dure l’argent que j’ai dans ma bourse, il assure mon indépendance ; il me dispense de m’intriguer pour en trouver d’autre, nécessité que j’eus toujours en horreur ; mais de peur de le voir finir, je le choie. L’argent qu’on possède est l’instrument de la liberté ; celui qu’on pourchasse est celui de la servitude. Voilà pourquoi je serre bien et ne convoite rien.
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (1782)
L'envers du décor : le prix caché de notre liberté moderne
Ce qu’il me paraît important de réaliser, c’est que cette vision moderne de la liberté ne peut concerner l’humanité toute entière. Pour qu’on puisse se décharger, se délivrer des nécessités matérielles qui entravent notre liberté, il faut que d’autres que nous sacrifient la leur.
Des centaines de milliers de travailleurs ici (livreurs, préparateurs de commandes, travail domestique…) ou ailleurs (les ouïgours dans le textile, les employés de Foxconn dans la tech, les enfants mineurs du Katanga) assurent nos arrières et nos désirs grandissants de liberté.
Malheureusement, comme nous avons perdu notre capacité à faire, on ne se rend plus compte de ce que ça coûte. Comment réaliser, par exemple, qu’il faudrait 2,9 planètes Terre si toute l'humanité vivait comme nous.
Vous me direz que les anciens avaient aussi leurs esclaves…
Notre liberté commence là où s’arrête celle des autres.
Comment redéfinir une liberté qui soit universelle et durable ?
Mais alors on fait quoi ?
Questionner ses habitudes de consommation. Se demander régulièrement : "Est-ce que cet achat me rend vraiment plus libre ?" Adopter la méthode BISOU ou visiter cette page de l’Ademe pour évaluer son besoin avant d’acheter
Questionner ses besoins d’argent. Ai-je besoin d’une augmentation ou de plus de temps libre ? Qu’est-ce qui me rendrait plus libre ?
Choisir un dumb phone ou opter pour un fairphone éthique et facilement réparable puis passer au forfait sobriété de Telecoop
S’inscrire à Screenbreak, la super newsletter de Julien sur notre addiction aux écrans et leur pouvoir asservissant
Cultiver son esprit critique. Inscrivez-vous à une séance d’"arpentage" (une méthode d'éducation populaire qui consiste à lire collectivement un texte complexe). Arthur en organise une le 24 septembre
Retrouver sa capacité à faire : réparer, cuisiner, bricoler, marcher, pédaler, apprendre…
Renouer avec la vie publique, faire à plusieurs : être bénévole dans une association, devenir sociétaire d’une coopérative…
Générique :
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (1789)
Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes (1819)
Aurélien Berlan, Terre et liberté (2021)
George Orwell, 1984 (1949)
Ivan Illich, la convivialité (1973)
Baruch Spinoza, Éthique (1677)
Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions (1782)
Comme toujours, extrêmement intéressant.
J’en parlais justement avec ma belle-mère l’autre fois au repas de midi. Je racontais que j’avais pris rdv au contrôle technique pour ma voiture qui entame sa 6e année ! Et elle disait qu’il fut un temps, on assurait la maintenance de nos voitures nous-même au bord de la route. Tout le monde faisait ça ! 🚙
De quoi questionner la place de la technologie et des innovations dans nos vies… lesquelles devraient nous faire gagner du temps, mais en contre-partie, nous bouffe nos vies et notre (peu de) temps libre.
Pour clôturer ce commentaire :
1) je cite ma belle-mère qui me dit souvent : « tout confort apporte une dégénérescence » à méditer ! 🧘♀️
2) je te partage ma newsletter sur le consentement pour croiser nos réflexions ➡️ https://open.substack.com/pub/fammelette/p/cest-oui-ou-bien-cest-non?r=ek901&utm_medium=ios
Belle journée ☀️