#22 - Elle renonce à 25 millions d'euros pour une société plus juste...
J'inaugure dans cet épisode un nouveau format : les portraits de snooze. Aujourd'hui, découvrez le combat incroyable de Marlene Engelhorn.
Bonjour tout le monde 👋,
C’est Romain de snooze.
Tous les 15 jours, snooze essaye de déconstruire un mythe, un grand récit de notre société.
Cette semaine, je lance un nouveau format sur snooze : les portraits !
Tu peux aussi me suivre sur LinkedIn pour continuer la discussion ou lire les épisodes précédents..
Depuis février 2024, j’ai rédigé 21 épisodes de snooze sur différents sujets (la nature, la consommation de viande, le travail, la croissance, la méritocratie, le développement personnel…).
A chaque fois, j’essaye de vous partager mes interrogations sur ces grands récits qu’on prend trop souvent pour des vérités immuables.
Mais depuis quelque temps, je me dis qu’il doit y avoir d’autres moyens.
D’autres façons de déprogrammer les esprits, d’autres manières de montrer que dès qu’on comprend les règles du jeu, il devient facile de les changer.
Alors j’ai eu l’idée de dresser des portraits, vous raconter l’histoire de gens qui ont osé faire un pas de côté, qui ont osé questionner un récit, un mythe moderne.
J’espère que ça vous plaira, n’hésitez pas à me le dire en message privé ou en commentaire.
On commence cette série par le portrait d’une femme ordinaire qui a fait un geste extraordinaire…
Sommaire
La fortune des Engelhorn
Quand un privilège devient un fardeau
Remettre la démocratie au coeur du projet
Pourquoi c’est inspirant ?
La fortune des Engelhorn
Cette histoire commence à Manheim, dans le sud-ouest de l’Allemagne.
C’est dans cette ville, début avril 1865, que Friedrich Engelhorn fonde l’entreprise BASF.
BASF va devenir un acteur majeur de l'industrie chimique : 300 employés deux ans après sa création, 24 000 en 1920, plus de 120 000 aujourd’hui.
Mais on s’éloigne de notre sujet, le vieux Engelhorn s’est fâché avec tout le monde et a quitté BASF en 1883 pour racheter une autre firme du secteur : “Boehringer und Söhne”.
Un siècle plus tard, l’entreprise devenue “Boehringer Mannheim” était vendue au groupe pharmaceutique suisse Roche pour 62,4 milliards de francs.
Le produit de cette vente est resté dans la famille Engelhorn qui possédait encore une part importante du groupe.
Avant de mourir en 2022, Traudl Engelhorn-Vechiatto était classée 687e sur la liste Forbes des personnes les plus riches du monde.
C’est là que l’histoire commence pour la personne qui nous intéresse aujourd’hui.
Marlene Engelhorn, la petite fille de Traudl, apprend en 2021 qu’elle va hériter de plus de 25 millions d’euros de sa grand-mère.
Marlene a alors 30 ans, elle vit à Vienne, là où elle a grandi et elle va se poser une question simple.
Que faire de tout cet argent ?
Quand un privilège devient un fardeau
Il faut faire un petit retour en arrière pour mieux comprendre. En 2011, Marlene a alors 18 ans et sa mère lui apprend qu’elle va hériter de plusieurs dizaines de millions d’euros à la mort de sa grand-mère.
Elle sent bien que ce n’est pas normal, qu’elle n’a rien fait pour mériter ça. Mais dans sa famille, on ne parle pas d’argent. Les Engelhorn sont “surriches” et il ne faut pas en parler.
C’est comme une puissance de droit divin comme elle le rappelle dans son livre :
À la base du silence familial sur l’argent et de la règle tacite de son respect se trouve une croyance ferme. La croyance selon laquelle il doit en être ainsi parce qu’il ne peut en être autrement et ne doit pas en être autrement. Cette croyance ne doit pas être discutée, ce qui signifie en fait que la prétendue évidence qu’elle recouvre doit être protégée. Tout doute est un sacrilège. Et pécher contre l’argent est dangereux : malheur à celui ou celle qui transgresse la loi tacite de cette croyance.
Marlene Engelhorn, Geld (2022)
Face au malaise qui grandit en elle, on la préserve.
On ne lui parle pas du montant exact, on lui explique que des professionnels s’occuperont de tout, on ne lui parle d’ailleurs même pas d’héritage.
On lui parle d’un “liquidity event”.
le terme est tellement stupide… (…) cette singulière façon d’euphémiser la richesse excessive, la surrichesse.
Marlene Engelhorn, Geld (2022)
Au fil des années, ça devient plus clair. Elle va décider de ne pas garder cet argent.
Elle se tourne d’abord vers le gouvernement qui selon elle devrait la taxer. Mais l'Autriche a supprimé les droits de succession en 2008.
Pas question en revanche de créer une fondation.
Selon elle, l’une des causes de l’explosion des inégalités réside en effet dans le fait que les ultra-riches sont aussi ultra-minoritaires dans la société mais que leurs intérêts sont ultra-représentés.
Avec leurs fondations, les ultra-riches continuent de peser plus qu’ils ne devraient, il continuent à décider de l’allocation des ressources, de qui doit recevoir de l’argent, des causes qu’il faut financer…
Le mécénat ne fait que conforter l'idée que les riches savent mieux que quiconque ce qu'il convient de faire de leur argent, qu'être "super riches" est synonyme d'être "super généreux" et "super habilité à déterminer les bonnes causes.
Marlene Engelhorn, interview dans Le 1 hebdo, (24/09/24)
Bref, ce n’est pas simple.
Remettre la démocratie au coeur du projet
Alors, comment allouer ces 25 millions d’euros de la manière la plus vertueuse ?
Cet argent ne lui appartient pas, il appartient à la société dans son ensemble.
La richesse n'est jamais le fruit d'un accomplissement individuel. Elle est toujours créée par la société. Quelques personnes s'enrichissent en achetant le temps des autres et en en tirant profit. Parce qu'elles détiennent un brevet sur un produit dont d'autres ont un besoin urgent. Parce qu'elles achètent un terrain qui prend de la valeur grâce à la construction d'infrastructures financées par la société. Et dans ce processus, elles détruisent l'environnement pour exploiter les ressources.
Marlene Engelhorn, Mission Statement du Guter Rat
Elle est désormais convaincue qu’il faut remettre la démocratie au coeur du processus, que le peuple puisse lui-même décider de l’allocation de cet argent.
Dès lors qu’il est question d’argent et de patrimoine, je ne peux faire l’impasse sur la démocratie. Je tiens à ce que le pouvoir rende des comptes, ce qui n’est possible que lorsque son exercice et sa répartition sont transparents et intelligibles. Je ne suis pas seule au monde, je dois toujours composer avec les autres. Surtout lorsque mes décisions concernent ces autres – je me dois alors de les inviter à participer à cette décision.
Marlene Engelhorn, Geld (2022)
Elle décide alors de créer un conseil citoyen.
Je vous explique comment ça marche.
Un conseil représentatif
Marlene Engelhorn a chargé l’institut Foresight d’établir la composition du conseil, le “Guter rat”. Dans un premier temps, ils ont envoyé 10 000 invitations à participer au programme. Les participants intéressés devaient répondre à une courte enquête collectant des données personnelles (lieu de résidence, âge, origine, etc.).
À l’aide de méthodes statistiques avancées et en veillant à ce que cet échantillon soit représentatif de la composition de la population autrichienne, ils ont sélectionné 50 personnes, âgées d’au moins 16 ans et vivant en Autriche.
Les membres du conseil se sont réunis pendant six week-ends à Salzbourg.
Afin de permettre à tous de participer dans de bonnes conditions, ils ont reçu une indemnité de 1 200 euros par week-end, avec les frais d’hébergement, de repas et de transport pris en charge, ainsi que les frais de garde d’enfants ou une garde sur place si nécessaire.
Une traduction simultanée était prévue pour les participants ne parlant pas allemand, et une assistance personnelle pour ceux ayant des limitations cognitives.
Une décision souveraine
En début de conseil, Marlene Engelhorn a rappelé aux 50 qu’elle se retirait du process, qu’elle n’interviendrait à aucun moment et que leur décision serait souveraine.
Les seules contraintes étaient les suivantes. L'argent ne pouvait pas :
être attribué à des groupes ou individus
ni utilisé pour des activités contraires à la Constitution, anti-vie ou inhumaines
ni être investi dans des organisations à but lucratif.
Aucune autre directive n'était imposée.
Un programme chargé
Voici le programme des 6 week-ends :
Week-end #1
Les 50 ont travaillé sur les notions de revenu, de richesse et d’inégalités. Ils ont aussi discuté des objectifs du programme Guter Rat et des modalités de leur collaboration sur les trois mois à venir. Les "Règles pour une bonne coexistence" ont été présentées et adoptées par consensus.
Week-end #2
Les 50 ont exploré la notion de justice avec un philosophe, abordant des concepts comme l’impartialité et la capacité à prendre de la distance par rapport à leur propre position dans la société.
Week-end #3
Une experte est intervenue pour expliquer le fonctionnement des dons en Autriche, le rôle des ONG et la manière de les identifier. Les 50 se sont répartis en groupes pour approfondir des sujets précis : Santé et affaires sociales, Environnement et climat, Éducation et information, Participation à la société et droits, Espace et habitat et Politique économique et richesse excessive.
Week-ends #4-5
Les idées de redistribution ont été développées dans les groupes thématiques. Chaque groupe a travaillé sur des propositions concrètes, accompagnées par des modérateurs et des facilitateurs. Ces travaux ont ensuite été présentés et discutés en plénière.
Week-end #6
Les groupes ont finalisé leurs propositions et les ont validées par consensus avant de les présenter une dernière fois en plénière. Ils ont également élaboré un communiqué de presse pour présenter les résultats de leurs travaux.
Pourquoi c’est inspirant ?
Le 18 juin 2024, le Guter Rat a rendu sa décision. Ils ont décidé d’allouer 24.246.000€ à 77 organisations.
Un total de 77 initiatives et projets ont été sélectionnés pour bénéficier de l’héritage redistribué. Le résultat est aussi diversifié que le Conseil lui-même. Des initiatives qui soutiennent directement les personnes concernées ou qui s’attaquent aux causes des problèmes ont été choisies. À la fois des petites et grandes organisations ont été prises en compte, ainsi que des initiatives récentes et des organisations établies depuis longtemps.
Ce que toutes ces décisions ont en commun, c’est qu’elles aspirent toutes à une société plus juste. Elles veulent que chacun puisse bien vivre ensemble et elles souhaitent soutenir ceux qui sont discriminés.
Extrait de la conférence de presse du 18 juin 2024
Il y a plusieurs points que je trouve particulièrement inspirants dans la démarche de Marlene Engelhorn.
D’abord, elle a réussi à changer les règles du jeu. Des règles qui, dans son cas, devaient sans doute faire office de lois gravées dans le marbre de façon immuable. Une vérité gravée dans ses gènes, dans l'histoire de sa famille : depuis la fin du XIXe siècle, enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants se transmettent la fortune des Engelhorn.
Le deuxième point que je trouve passionnant, c'est la réflexion démocratique. Je suis persuadé que la transition qui nous attend est avant tout une transition démocratique. On doit se réapproprier de nombreux sujets et de nombreuses décisions. Je trouve que le format du Conseil citoyen est un outil extraordinaire : pour réfléchir ensemble, pour discuter ensemble, et pour prendre des décisions plus légitimes.
Voici quelques anciens articles de snooze pour compléter la réflexion.
Sur la démocratie représentative et la vertu des assemblées tirées au sort :
Sur la notion d’appropriation et de propriété privée. Comme pourrait le dire Marlene Engelhorn, certaines choses que nous possédons ne nous appartiennent pas :
Sur l’impossibilité de se fier au mérite pour distribuer équitablement les richesses :
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À très vite 👋,
Romain
Oh mais super ce nouveau format ! J’ai travaillé à BASF pendant 3 ans donc je trouve encore plus cool de plonger dans ce témoignage. Et quelle lucidité cette dame de se dire « c’est bon, je ne vais continuer à alimenter un système qui crée un monde pour les ultra riches » ! Merci pour ce portrait. Je t’ai envoyé une invitation sur LinkedIn aussi, hâte de voir les autres ! 😀
Merci ! J’avais vu passer l’histoire mais c’est chouette de rentrer dans le détail.