#29 - Multinationales : un pouvoir sans limite ?
Elles sont régulièrement célébrées et pourtant elles échappent à la loi, dictent leurs règles et influencent les États.
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Bien sûr, vous connaissez les multinationales, ces entreprises gigantesques qui « ont implanté à l'étranger plusieurs filiales dans plusieurs pays, avec une stratégie et une organisation conçues à l'échelle mondiale ».
Votre nourriture, vos habits, vos appareils électroniques, vos boissons préférées, votre gel douche, votre compte en banque, vos médicaments, ou votre dentifrice.
Elles commercialisent la grande majorité des biens et services que nous consommons.
En France, ces 294 entreprises génèrent un tiers de la valeur créée au niveau national !
Mais savez-vous que ces entreprises géantes bénéficient d’un régime à part ?
Elles paient en moyenne moins d’impôt sur les sociétés que les PME (17 %, contre environ 23 %), touchent toutes des aides publiques, peuvent attaquer des États devant des tribunaux d’arbitrage privés, transfèrent légalement leurs bénéfices vers des paradis fiscaux (un tiers de leurs profits réalisés à l’étranger), et influencent directement les décisions politiques grâce à un lobbying intense et à leur présence dans les cercles de pouvoir.
Malgré tout, elles sont régulièrement célébrées :
“Les multinationales font honneur à la France et contribuent à sa richesse. Ma conviction est que ces entreprises, nous devons leur faciliter la tâche”.
François Bayrou, Discours de politique générale (2025)
Mais alors, pourquoi continue-t-on à les célébrer comme des symboles de prospérité nationale ? Pourquoi leur fait-on autant confiance, alors même qu’elles concentrent des pouvoirs qu’on n’accepterait jamais pour un individu ?
Pourquoi avons-nous intégré l’idée qu’elles sont incontournables, qu’elles agissent dans notre intérêt, qu’il faudrait les choyer et les aider ?
Sommaire
D’où viennent les multinationales ?
Des entreprises de plus en plus grosses
La politique version multinationale
Les morts n’apparaissent pas dans le P&L
Revoir leur place, repenser leur pouvoir
D’où viennent les multinationales ?
En 1602, les Provinces-Unies créent la Compagnie unie des Indes orientales, qui reçoit le monopole du commerce avec l’Orient.
C’est une compagnie par actions, ce qui signifie que n’importe qui peut devenir copropriétaire en achetant une part de capital.
Ce système permet de mutualiser les risques d’expéditions périlleuses : mieux vaut posséder 1/10e de dix bateaux que l’intégralité d’un seul, quand 10% de la flotte ne revient jamais.
Le modèle de la société anonyme se répand doucement mais reste longtemps sous surveillance. En 1807, la société anonyme entre dans le droit français mais le Code de commerce impose une autorisation préalable : l’État ne délivre ce privilège qu’aux très grandes entreprises, souvent dans des secteurs d’intérêt national (mines, infrastructures, banques d’État…).
Pourquoi tant de méfiance ?
Parce que la société anonyme, dès l’origine, pose problème. Elle dissocie le pouvoir de décision de la responsabilité. Les actionnaires sont protégés par la “responsabilité limitée” : en cas de faillite, d’accident ou de scandale, ils ne risquent que la perte de leur mise.
Vers 1850, il va se passer deux choses.
D’un côté, les sociétés par actions vont se libérer de leur tutelle politique (1867 en France) : il devient alors possible d’en créer sans autorisation préalable, avec responsabilité limitée pour les actionnaires.
La structure de la société anonyme est un bel exemple - et ce n'est pas par hasard que les premières grandes sociétés par actions du monde ont été les compagnies anglaise et hollandaise des Indes orientales, qui ont fait le même travail d'exploration, de conquête et d'extraction que les conquistadors. C'est une structure conçue pour éliminer tout autre impératif moral que le profit.
David Graeber, Dette : 5000 ans d'histoire (2011)
De l’autre, la mondialisation entre dans une nouvelle phase. La vapeur, le télégraphe, les chemins de fer et le canal de Suez bouleversent les distances.
Jusque là, c’était les négociants qui achetaient aux producteurs et revendaient avec marge.
Après ces deux révolutions, les industriels vont prendre le dessus, organiser eux mêmes la chaîne de valeur, et installer leurs propres usines à l’étranger.
Des entreprises de plus en plus grosses
Si les premières multinationales européennes s’inscrivent dans la continuité directe des grandes compagnies à charte (en reprenant leurs routes, leurs logiques d’exploitation et parfois même leurs capitaux), d’autres modèles vont émerger.
Aux États-Unis, des industries tentaculaires nées de la concentration verticale (chemins de fer, pétrole, acier, télécoms…) vont voir le jour.
Des entreprises comme Standard Oil, Carnegie Steel ou American Tobacco deviennent si puissantes qu’elles structurent à elles seules des marchés entiers, imposent leurs conditions aux fournisseurs comme aux États, et verrouillent la concurrence par des ententes ou des pratiques d’intimidation.
À partir de 1890, l’État américain tente de résister avec le Sherman Act.
La Standard Oil de Rockefeller est scindée en plusieurs entreprises dont le futur Exxon et le futur Mobil.
Puis au début du XXe siècle sous Roosevelt, une série de lois antitrust est votée pour empêcher les fusions, casser les cartels, démanteler les trusts.
Le problème est le même partout : qu’elles soient nées dans les colonies ou dans les usines, ces multinationales en viennent à exercer un pouvoir trop important qu’il faut contenir.
Mais ce cadre commence à se fissurer dans les années 1980 :
Les partisans de l’école de Chicago argumentent que la concentration et les fusions de grandes entreprises bénéficient aux consommateurs. Ils réussissent à imposer la doctrine du « bien-être du consommateur » (consumer welfare), selon laquelle les monopoles et les grandes fusions sont légitimes tant que les entreprises concernées peuvent argumenter qu'elles se traduiront par des baisses de prix. C'est le début d'une grande vague de concentrations.
Multinationales: Une histoire du monde contemporain (2025)
Deux exemples illustrent le retour des conglomérats : en 1999, Exxon et Mobil refusionnent tout comme les sept sociétés issues de la scission du géant AT&T qui créent une entité unique appelée… AT&T !
Un récit nouveau s’impose, dans lequel les multinationales ne sont plus à surveiller, mais à applaudir.
Par leur taille, leur implantation planétaire, leur contrôle sur les chaînes de production et de distribution, elles façonnent de plus en plus le monde dans lequel nous vivons.
Et quand une entité privée a autant d’effet sur nos vies quotidiennes… alors ce n’est plus seulement un acteur économique, cela devient un acteur politique.
La politique version multinationale
La Compagnie néerlandaise des Indes orientales dont on a déjà parlé est sûrement l’ancêtre le plus emblématique de la multinationale du XXe siècle.
Au XVIIe siècle, en plus du monopole commercial, les Provinces-Unies lui accordent aussi le droit de lever une armée, de déclarer la guerre, de saisir des territoires et de réduire en esclavage.
Un siècle et demi plus tard, certaines entreprises disposant d’un pouvoir équivalent à celui d’un État n’hésitent pas à saboter des expériences politiques démocratiques et progressistes au nom de la protection de leurs intérêts.
Prenons deux exemples historiques peu enseignés, mais abondamment documentés.
Guatemala, 1954 :
En 1950, le Guatemala élit démocratiquement le réformateur Jacobo Árbenz. Son programme prévoit une réforme agraire d’envergure, visant à redistribuer les terres à plus de 100 000 familles pauvres.
Un projet de justice sociale, pas une insurrection.
Mais une entreprise va y voir une menace directe : United Fruit Company (UFCO), géant américain de la banane, propriétaire de millions d’hectares et pilier du pouvoir économique local.
En plus des liens avérés de la direction de l’entreprise avec l’entourage du président Eisenhower et de la CIA, elle va embaucher Edward Bernays, le fameux “propagandiste” américain pour convaincre l’Amérique que le Guatemala sombre dans le communisme.
Une opération secrète est lancée en 1954 pour renverser le président guatémaltèque, l’UFCO participe même à son financement.
Immédiatement, la plupart des terres saisies sont rétrocédées à la United Fruit Company, les taxes sur les sociétés étrangères sont supprimés, les partis d’opposition et les syndicats interdits.
8000 syndicalistes paysans seront assassinés en 1954 et le Guatemala plongera dans 40 ans de guerre civile.
Chili, 1973 :
Deux décennies plus tard, c’est au tour du Chili de Salvador Allende d’essayer une autre voie. Allende mène une politique de transition socialiste par les urnes, sans violence, sans coup de force.
Il nationalise les mines de cuivre, les banques et lance une réforme agraire.
Une menace directe, cette fois, pour ITT (International Telephone and Telegraph), multinationale américaine très implantée dans le pays qui met tout en oeuvre pour convaincre la CIA de soutenir un putsch.
Le plan de l'ITT destiné à renverser le régime chilien fut révélé au grand public. Il comprenait dix-huit points dont l’arrêt des crédits bancaires, subventions aux journaux d’opposition, détérioration de l'économie, coopération avec la CIA…
Le 11 septembre 1973, Allende meurt dans le palais présidentiel bombardé par l’armée. Pinochet prend le pouvoir, avec le soutien américain, exécute des milliers d’opposants et verse 125 millions de dollars à ITT en guise d’indemnisation.
Aujourd’hui, les multinationales n’ont plus besoin de renverser des gouvernements : elles sont directement intégrées aux cercles du pouvoir mondial.
On les retrouve à Davos, dans les COP climatiques, les groupes d’experts de l’OCDE ou de la Commission européenne. Elles participent à l’élaboration des normes, influencent les traités, et co-écrivent parfois les lois.
On observe depuis maintenant deux décennies, un rapprochement entre l'Organisation des Nations unies (ONU) et le secteur privé. Le temps où l'ONU cherchait à réglementer l'action des firmes multinationales au moyen d'instruments juridiques contraignants semble révolu. Elle multiplie désormais les partenariats avec les grandes entreprises, pour lesquelles le « développement durable» est devenu dans le même temps un enjeu stratégique majeur.
Multinationales: Une histoire du monde contemporain (2025)
Grâce au FMI et à la Banque mondiale, elles accèdent aussi aux services publics : en conditionnant leurs prêts à la privatisation de l’eau, des transports ou de l’énergie, ces institutions leur ouvrent des marchés entiers.
Leur pouvoir est devenu plus discret, plus technique. Mais il reste intact : elles pèsent sur les décisions publiques hors de tout cadre démocratique, et sans avoir à rendre de comptes.
Les morts n’apparaissent pas dans le P&L
Les faits sont là, tangibles, brutaux. Derrière les bilans comptables et les logos rassurants, ce sont des milliers de morts, des exactions, des crimes, des compromissions politiques…
Toujours au nom du profit.
Voici une sélection d’exemples révélateurs : ils illustrent que ce ne sont pas des dérives ponctuelles, mais les symptômes d’un fonctionnement systémique :
Shell a profité d’une répression militaire sanglante au Nigeria contre les militants ogonis, dont Ken Saro-Wiwa, pendu après un simulacre de procès.
Sanofi (ex-Aventis) faisait partie des groupes qui ont tenté d’empêcher l’Afrique du Sud de produire des médicaments génériques contre le sida.
Nestlé a provoqué la mort de nourrissons dans les pays pauvres en promouvant agressivement le lait en poudre au détriment de l’allaitement.
Pfizer et BioNTech, après avoir été massivement subventionnés, ont imposé leurs brevets, restreint l’offre, et vendu à prix fort leurs vaccins pendant le COVID.
Lafarge a versé jusqu’à 15 millions de dollars à des groupes armés, dont Daech, pour maintenir son activité en Syrie.
Spie Batignolles a exploité des dizaines de milliers de travailleurs forcés pour construire la ligne Congo-Océan : 20 000 morts.
Unilever a pillé le Congo belge pour produire de l’huile de palme avec une main-d'œuvre quasi-esclavagisée.
Heineken est accusée d’avoir soutenu militairement des groupes armés pendant le génocide rwandais.
Bayer a collaboré avec le régime nazi, notamment à travers sa maison-mère IG Farben, qui exploitait le travail forcé à Auschwitz.
Renault, Paribas, L’Oréal, Lafarge, Rhône-Poulenc : tous ont été liés à la collaboration économique avec le régime de Vichy.
Thomson-CSF (Thalès), Dassault, ont vendu des armes au régime de l’apartheid en Afrique du Sud.
Volkswagen a coopéré avec la dictature militaire brésilienne et employé d’anciens officiers nazis.
Le Crédit Lyonnais, TotalEnergies, EDF ont financé ou réalisé des projets industriels avec le régime de l’apartheid en Afrique du Sud.
TotalEnergies et les majors pétrolières, depuis les années 1970, ont délibérément semé le doute sur le réchauffement climatique.
Les Panama Papers ont révélé l’ampleur systémique de l’évasion fiscale orchestrée par les plus grandes firmes mondiales : selon la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, “les grandes multinationales possèdent chacune en moyenne près de soixante-dix filiales dans des paradis fiscaux”.
Publicis et McKinsey, au cœur de la crise des opioïdes aux États-Unis, ont conseillé des laboratoires pour “accélérer” les prescriptions… au prix de centaines de milliers de morts.
Pourtant, aucune de ces entreprises n’a disparu. Aucune n’a été dissoute. Certaines ont simplement changé de nom.
Très peu ont été réellement condamnées. Elles continuent à croître, à se refinancer et à être célébrées dans les classements internationaux.
Revoir leur place, repenser leur pouvoir
Cela ne tient pas seulement à leur puissance économique, mais aussi à l’architecture juridique et institutionnelle qui les protège.
Elles disposent aujourd’hui d’une justice parallèle : les tribunaux d’arbitrage (ou RDIE), qui leur permettent d’attaquer des États lorsque de nouvelles lois ou régulations menacent leurs intérêts.
Un exemple parmi d’autres : entre 1967 et 1993, Chevron fore des centaines de puits en Amazonie et y laisse des milliers de fosses remplies de pétrole brut et de boues toxiques. Résultat : nappes phréatiques polluées, rivières contaminées, populations intoxiquées.
En 2011, la justice équatorienne condamne Chevron à 9,5 milliards de dollars. Mais l’entreprise contre-attaque devant un tribunal d’arbitrage international, qui annule la décision, pourtant confirmée par la Cour Constitutionnelle équatorienne. Au final, c’est l’Équateur qui est condamné à verser une compensation à Chevron pour les "désagréments" causés par les poursuites.
Une entreprise ne va jamais en prison. Elle négocie une amende, accuse un sous-traitant, sacrifie un dirigeant… et elle continue.
Mais attention à ne pas tout mélanger.
Les multinationales ne sont pas “les entreprises” en général. Elles ne représentent qu’une infime minorité : quelques centaines d’entités, parmi plus de 4 millions d’entreprises en France.
Peut-être qu’il serait temps, non pas de les détruire, mais de repenser leur place et de limiter leur pouvoir. Pourquoi ne pas les scinder quand elles deviennent trop grandes pour redonner de l’espace à d’autres formes d’entreprises : plus locales, plus démocratiques, plus responsables.
Mais cela ne se fera pas tout seul.
Le seul contre-pouvoir qui ait jamais vraiment fonctionné, c’est celui des mobilisations citoyennes, du journalisme d’enquête, des luttes syndicales, des procès politiques et des lois portées et arrachées contre l’avis des lobbies.
Pour aller plus loin
Sur les lobbies et la privatisation du pouvoir par les intérêts privés
Comment les multinationales ont fait des choix techniques qui impactent nos vies au quotidien ?
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Romain
Merci Romain. Toujours parfaitement expliqué et donc très éclairant, même si c’est aussi toujours déprimant de constater que les turpitudes énoncées sont plus fortes que tout. Et le resteront.
Peut-être préciser, dans la première info, que les Provinces Unies sont devenues l’actuel Pays-Bas. Paradis fiscal…
Patricia
Exemple vécu : en 1995, avant la refusion d’At&T, VTCOM a été contacté par NYNEX pour mettre en ligne l’annuaire des abonnés au téléphone de New York sur un nouveau réseau en ligne appelé… Internet ! Nous avons gardé le contrat jusqu’à la fin des années 90. C’est notre expérience des serveurs en ligne utilisés pour le Minitel qui les avait fait nous approcher. Comme quoi le démantèlement des monopoles favorise la concurrence. Ce pourrait être la même chose aujourd’hui si on obligeait les GAFA à revendre des parties de leur activité.